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Commerce maritime et environnement : ce que la technologie permet désormais


Grand consommateur d’énergies fossiles et émetteur de CO2, le transport maritime doit accomplir sa transition écologique. Aujourd’hui, les choses bougent : la réglementation se durcit, la recherche progresse, de nouvelles technologies arrivent, et des armateurs s’engagent pour réduire leur impact environnemental.

Le transport maritime assure plus de 80 % de l’acheminement des marchandises sur la planète, et son tonnage a doublé en vingt ans, dépassant les 11 milliards de tonnes en 2023. Or, l’écrasante majorité des quelque 100.000 navires – dont 5.500 porte-conteneurs – en service sur les mers du globe fonctionnent au fioul lourd ou au diesel. Même si le maritime est un moyen très efficace pour déplacer des marchandises – en termes de consommation d’énergie et d’émission de gaz à effet de serre (GES), seul le train électrique fait mieux, les avions polluant 200 fois plus que les bateaux en proportion des volumes transportés –, le secteur est responsable de 3 % des émissions de CO2 dans le monde – soit presqu’autant que l’aérien. Et si rien n’est fait, il pourrait représenter 17 % des émissions de carbone d’ici à 2050. De plus, l’impact environnemental du maritime inclut également différentes pollutions, liées notamment aux émissions d’oxyde d’azote ou de soufre.

La décarbonation du transport maritime est donc un enjeu majeur dans la lutte contre le changement climatique. Suite aux accords de Paris, l’Organisation maritime internationale (OMI), qui compte 175 Etats membres, a fixé un objectif de réduction de 50 % des émissions du transport maritime international d’ici 2050 (par rapport aux niveaux 2008). Une stratégie révisée en 2023 avec une ambition plus élevée : atteindre la neutralité carbone autour de 2050, avec une réduction de 20 % des émissions d’ici 2030 et de 70 % d’ici 2040 ; l’OMI précisant toutefois que l’objectif dépendrait des « différentes circonstances nationales ».

Une pression réglementaire accrue

La pression réglementaire s’accentue depuis quelques années. L’OMI a mis en œuvre un indice d’efficacité énergétique des navires existants (EEXI) et un indicateur d’intensité carbone (CII), une notation insuffisante sur ces critères imposant aux armateurs d’adopter des mesures correctives, sous peine de sanctions financières. L’organisation internationale doit maintenant présenter, d’ici 2025, un plan d’actions qui devrait fixer de nouvelles normes sur les carburants et introduire un mécanisme de taxation des émissions de GES du transport maritime international.

Depuis le 1er janvier 2024, l’Union européenne a, de son côté, étendu au transport maritime son marché carbone, qui fait payer les entreprises en fonction de leurs émissions : à partir de 2025, 40 % des émissions des armateurs seront couvertes par ce système, puis la totalité en 2027. Par ailleurs, l’initiative FuelEU Maritime prévoit une diminution progressive de l’intensité carbone des carburants utilisés par les navires de plus de 5.000 tonnes, avec une baisse de 80 % d’ici 2050.

En France, la « feuille de route » de décarbonation de la filière maritime, en lien avec les objectifs réglementaires européens et internationaux, se décline en 34 actions, comme le développement des briques technologiques pour des navires zéro émission, la mise en place des mesures d’efficacité opérationnelle et de sobriété sur la flotte en service, la production et la distribution d’énergies décarbonées pour le maritime, la décarbonation des ports, etc.

Cinq armateurs s’engagent sur la neutralité carbone

A l’occasion de la COP28 de Dubaï, cinq armateurs se sont engagés sur une décarbonation totale du transport maritime en 2050. Une initiative, portée notamment par Rodolphe Saadé, PDG de CMA CGM, avec quatre autres armateurs de porte-conteneurs, le danois A.P. Moller-Maersk, l’italo-suisse MSC, l’allemand Hapag-Lloyd et le sud-coréen HMM – pour l’heure, les armateurs asiatiques comme le chinois Cosco, le taïwanais Evergreen ou le japonais One, sont restés à l’écart. Cette charte est également signée par trois Etats : la France, le Danemark et la Corée du Sud. « Notre ambition de décarboner est très forte, explique Rodolphe Saadé. Elle passe d’abord par le respect des normes hautes de l’OMI pour la trajectoire de décarbonation : – 30 % de CO2 en 2030, – 80 % en 2040 et zéro émission en 2050 ».

Cet engagement s’accompagne de l’ambition de fixer rapidement une date irrévocable au-delà de laquelle tous les nouveaux navires construits devront être propulsés par des carburants de transition. Au-delà du gaz naturel liquéfié (GNL), l’initiative veut promouvoir le biométhane et l’e-méthanol, en attendant l’hydrogène ou l’ammoniac. Les Etats signataires du texte s’engagent à défendre devant l’OMI l’élaboration d’un cadre réglementaire, applicable en 2027, pour que tous les pays et les compagnies maritimes soient traités de la même manière. Avec une « norme internationale des émissions de GES des carburants » favorisant « les plus innovants », et une tarification des rejets « avec un prix prévisible » pour réduire le différentiel de prix avec le fioul. Les Etats doivent aussi soutenir la production, à des prix compétitifs, de carburants durables, qui restent aujourd’hui en quantité insuffisante.

Pionnier dans ce domaine, CMA CGM s’est déjà engagé sur la voie de sa décarbonation : les 120 grands porte-conteneurs commandés depuis 2017 seront tous propulsés avec des carburants de transition : 96 au GNL et 24 au méthanol – 32 navires au GNL étant déjà en service. CMA-CGM intervient aussi sur d’autres points de la chaine de valeur logistique, notamment via la réduction du poids à vide des containers, permettant des économies de carburant notables sur des navires qui en transportent parfois plusieurs dizaines de milliers. Entre 2022 et 2023, les investissements du groupe ont permis de réduire ses émissions de près d’un million de tonnes de CO2. « La décarbonation représente des investissements très lourds : plus de 15 milliards d’euros depuis 2017 », précise Rodolphe Saadé. Parallèlement, CMA CGM a créé un fonds de 1,5 milliard d’euros, le fonds énergies PULSE, pour soutenir la décarbonation de la filière maritime et portuaire. CMA CGM mise aussi sur l’intelligence artificielle pour optimiser les manœuvres afin de limiter la consommation de carburant et l’empreinte carbone. Le Groupe CMA CGM a d’ailleurs obtenu la note A- attribuée par le Carbon Disclosure Project (CDP) dans son indice climatique 2023 en février 2024.

Maersk est également pionnier dans la décarbonation du transport maritime. L’armateur danois a notamment inauguré, mi-septembre 2023, le premier porte-conteneurs fonctionnant au biométhanol. Un carburant produit à partir de biomasse (déchets forestiers, agricoles, etc.), qui permet de réduire de 65 % les émissions de GES. Maersk a également donné des coups de sonde vers les organismes règlementaires pour explorer la faisabilité de porte-conteneurs à… propulsion nucléaire. L’idée n’est pas saugrenue considérant qu’il existe déjà sur les routes commerciales de l' Arctique des brise-glaces à propulsion nucléaire. Ce type de propulsion présente l’intérêt d’émissions de polluants nulles, sachant que le navire peut naviguer plusieurs années sur une seule recharge du réacteur. Par contre se posera inévitablement ensuite la question de la gestion des déchets et de l'accès à certains ports. 

Une variété de solutions technologiques et opérationnelles

Les solutions technologiques pour décarboner le shipping sont nombreuses. Le premier levier est celui de la sobriété, qui consiste à limiter le besoin de transport ou à réduire la vitesse des navires. « Il existe aussi des solutions techniques qui permettent d’améliorer l’efficacité énergétique : optimisation des carènes (pour réduire la traînée hydrodynamique), nouvelles formes d’hélices (pour améliorer la poussée), optimisation du fardage (pour réduire la prise au vent), hybridation des moteurs à l’aide de batteries (pour réduire la consommation) », explique Pierre Marty, maître de conférences à Centrale Nantes et pilote du cluster Cargo. Ainsi, selon des experts, l’utilisation d’un bulbe d’étrave à l’avant du navire permet de réduire de 7 % la consommation d’énergie, une coque amincie procure un gain de 15 %, et une réduction de 10 % de la vitesse est synonyme de 20 % d’économie d’énergie. S’y ajoutent des mesures d’efficacité opérationnelle, comme l’optimisation du transport ou le routage des navires, pour éviter les tempêtes ou les courants.

Enfin, le transport maritime peut utiliser de nouvelles énergies décarbonées. L’énergie du vent peut ainsi être exploitée afin d’assister la propulsion principale. La propulsion électrique peut aussi être utilisée pour des distances courtes… Et surtout les carburants fossiles actuels (fioul et diesel) peuvent être remplacés par des carburants alternatifs.

De nouveaux carburants de synthèse en développement

Aujourd’hui, seul le GNL est disponible en quantité, mais ce n’est pas un carburant « vert », plutôt un carburant de transition. Il permet de réduire de 20 % les émissions de CO2 et de 80 % celles d’oxydes d’azote. Au-delà de cette solution transitoire, l’avenir est aux carburants de synthèse (méthanol, ammoniac, hydrogène), fabriqués à partir d’hydrogène vert, et dont la combustion ne produit pas de CO2.

L’e-méthanol est obtenu en combinant de l’hydrogène vert, généré par électrolyse à partir d’électricité solaire, et du dioxyde de carbone. Ce carburant de synthèse permettra de réduire jusqu’à 95 % les émissions de GES par rapport au fioul traditionnel. Même si la disponibilité de ce nouveau carburant reste encore très limitée, cette solution devrait se développer au cours de la prochaine décennie. Produit sans CO2, en mélangeant de l’hydrogène vert et de l’azote, l’e-ammoniac est également considéré comme une alternative… Mais il n’existe pour l’instant aucun bateau capable de l’utiliser, même si plusieurs constructeurs y travaillent.

Malgré ces progrès technologiques, une part significative de la flotte risque de continuer de brûler des énergies fossiles en 2050 : pour ces navires, des systèmes de capture de carbone embarqués sont en développement. De nombreuses solutions restent à inventer et la recherche scientifique a donc un rôle essentiel pour développer ces innovations, en lien avec l’industrie. Aujourd’hui, les nouveaux carburants sont deux fois plus chers que les carburants actuels et nécessitent de lourds investissements en recherche et développement. Selon les Nations unies, les capitaux nécessaires à la décarbonation de la flotte mondiale des navires oscilleront entre 8 et 28 milliards de dollars par an jusqu’en 2050… Auxquels s’ajouteront entre 28 et 90 milliards de dollars annuels pour les infrastructures portuaires et énergétiques permettant d’utiliser les carburants bas-carbone.

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