Le Cameroun est confronté à une saturation foncière ces dernières années. A tel point que plusieurs foyers de tensions sont de plus en plus perceptibles sur l’ensemble du territoire national. Selon le Centre pour l’environnement et le développement (CED), les principaux foyers sont observés dans les régions du Sud (Campo et dans les mamelles, Avebe), de l’Est (Batouri), du Centre (Haute-Sanaga), du Littoral (Ebo dans le Nkam) de l’Adamaoua (Mbéré, Vina) et de l’Extrême-Nord (Logone-Birni, Guémé). « Nous avons constaté que les investissements ayant une emprise foncière entre la mine et la foresterie d’une manière générale, la construction de grandes infrastructures, les agro-industries, se traduisaient en général par des conflits avec les communautés : conflits sur la terre, les modalités de mise en œuvre des projets », souligne le secrétaire général du CED, Dr. Samuel Nguiffo.
Le département de l’Océan, une zone en ébullition sur le plan foncier
L’un des cas les plus patents est la situation qui prévaut dans la région du Sud. Le département de l’Océan en particulier est exposé du fait de la présence d’investissements et de l’augmentation du nombre d’investissements ayant une emprise foncière élevée. D’après le Dr. Nguiffo, les espaces non attribués par l’Etat dans le département de l’Océan représentent à, peu près 200 000 hectares sur 1,1 million d’ha de superficie totale du département. « On a la courbe de la population qui augmente plus rapidement et le taux de croissance de la population [parce que les gens viennent étant attirés par les investissements] qui est plus élevé que le taux normal de croissance. On a également la courbe de la disponibilité des terres qui baisse. Ce croissement va générer des conflits si rien n’est fait », explique notre interlocuteur.
A Campo par exemple, la saturation foncière a des effets induits sur les mouvements de la faune. En raison du défrichement d’une partie de la forêt, les éléphants perdent leurs repères et se retrouvent dans les plantations et dans les villages. « Mais, on était juste au début du conflit. Demain quand les défrichements seront faits, il y aura d’autres types de conflits dans la zone qu’il faut connaître aujourd’hui et qu’il faut commencer à prévenir », fait observer le Dr. Samuel Nguiffo.
Il en veut pour preuve les activités de la compagnie Camvert avec à peu près 4000 employés en mouvement sur 40 000 ha. « Le quota dans le palmier à huile c’est à peu un ouvrier pour 10 ha. Si c’est justement un homme et sa famille, cela fait 8000 personnes. S’ils ont un enfant, ça fait 12 000 personnes. Ets-ce que la ville de Campo est capable d’absorber toutes ces personnes sur une période de trois ans ? Ce n’est pas sûr. Ces personnes vont avoir besoin d’un peu d’espace pour cultiver, est-ce que les terres à Campo pourront satisfaire la demande des habitants et ne serait-ce que de la moitié des personnes qui viennent ? », s’indigne l’expert. Cette situation, ajoute-t-il, sera une source de tension entre les ouvriers et les communautés locales.
Le CED mentionne en outre la zone de Bipindi dans l’Océan où les permis miniers vont démarrer. Il y a un chantier qui a démarré et un autre est attendu. Et, à ce niveau le phénomène est le même : il y a une pression foncière accrue du fait de la prise de terres due à un investissement, de l’arrivée massive d’employés à la recherche d’emplois qui vont exercer une pression sur les terres et les ressources. Dans le Dja-et-Lobo, l’arrondissement de Djoum avec le cas Avebe fait l’objet d’une attention particulière. Des défrichements importants pour l’agro-industrie opérés par Rubbercam sur une superficie de plus de 1000 ha y sont observés et risquent de priver les populations de terres. Et quand on les cumule avec les investissements existants, le risque de tensions est très élevé. Quid des zones minières du Cameroun où le CED s’est rendu compte qu’il y a une multitude de petites opérations mais dont le cumul fait le poids d’une grande opération. Et pour les villages concernés, la saturation foncière est très forte et les risques de conflits le sont aussi.
La superficie totale des permis octroyés s’étale sur environ 36 millions d’hectares
La situation à l’échelle nationale n’est pas reluisante. Bien au contraire ! Cela se justifie par trois phénomènes. Le premier est relatif au développement des investissements liés à la terre qui est en hausse dans divers domaines : construction de grandes infrastructures, exploitations minière et forestière, agro-industries, etc. Les statistiques convoquées par le CED indiquent qu’au Cameroun, les engagements pris par l’Etat dans les domaines précédemment cités représentent une proportion de 35 647 986 ha, soit 73,9% du territoire. Le secteur forêt se taille la part du lion avec 19 400 000 ha (40%), suivi de la mine avec 15 335 600 ha (32%).
Le deuxième élément est la hausse de la demande pour l’agriculture familiale. A ce titre, les prévisions de la Stratégie nationale de développement à l’horizon 2030 (SND-30) font état de ce qu’à la fin de la décennie en cours, les superficies cultivées vont passer de sept millions d’ha à 10 millions d’ha, soit une augmentation de 50% en dix ans. Tandis que la superficie couverte par les plantations familiales va représenter 20% de la superficie totale des permis d’exploitation des ressources naturelles en 2030. Le troisième fait est la législation nationale qui conforte l’option prise par l’Etat d’accorder une place à l’attraction des investisseurs, parfois au mépris de la protection de l’environnement et des droits des communautés.
Un système d’alerte précoce expérimenté depuis 2022 pour anticiper les conflits fonciers
Face aux cas récurrents de saturation foncière, le CED expérimente depuis 2022 un système d’alerte rapide et précoce, grâce au soutien du Centre de recherches pour le développement international (CRDI). L’enjeu est d’avoir une longueur d’avance sur l’occupation foncière et les projets en cours ou annoncés, pour anticiper. « Nous appuyons cette demande de changement de paradigme. Au lieu d’une approche un peu ex-post, il est question d’anticiper sur les potentielles crises et problèmes liés à la gestion des ressources naturelles et de l’environnement. Une fois que les dégâts sont causés, il est difficile de réparer. C’est peut-être important d’expérimenter des approches qui permettent d’anticiper pour éviter ces effets. C’est dans cette perspective que nous avons appuyé ce projet assez innovateur dans sa démarche », souligne Ramata Molo Thioune, spécialiste de programmes principale au CRDI.
Grâce à l’outil développé par le CED avec l’aide du CRDI, il est possible de faire le plaidoyer auprès des acteurs communautaires pour permettre de diffuser et de faciliter son appropriation et application dans d’autres environnements, pour limiter l’éruption des conflits qui sont souvent inutiles et qui peuvent être prévenus, soutient la responsable du projet « Système d’alerte rapide et renforcement des capacités juridiques dans le contexte des investissements fonciers » pour le CRDI. Un atelier de restitution des travaux relatifs à ce projet a d’ailleurs été organisé à Yaoundé du 29 au 30 mai dernier.
L’enjeu est de voir dans quelle mesure l’outil d’alerte peut être approprié par des communautés qui font face à des cas de violation de leurs droits en matière de gestion des ressources naturelles et même d’accès à ces ressources naturelles. A travers la prise de conscience de la réalité de la saturation foncière et de ses conséquences, les pouvoirs publics pourraient se mettre à réfléchir avec les autres acteurs sociaux pour trouver les solutions, durables surtout. « Quand des personnes viennent pour essayer de régler les problèmes, l’antagonisme est déjà fort et c’est très difficile de réinstaurer le dialogue. Nous nous sommes dits qu’il y a peut-être un moyen en mettant en place un système d’alerte rapide et précoce pour identifier les zones avant que les conflits n’arrivent. On peut sur la base d’un certain nombre de critères imaginer que des conflits pourraient survenir à des endroits précis et aller commencer à préparer des gens pour que le dialogue se mette en place, pour que le conflit soit éventuellement prévenu », motive le Dr. Nguiffo. Et quand bien même la politique de l’Etat consiste à amener les investisseurs, il est capital de faire en sorte que l’impact négatif soit réduit, pour que chacun ressente le développement qui nous est annoncé, souhaite de tous ses vœux Emmanuel Afane Mekoua, colonel à la retraite et activiste environnemental dans la localité d’Avebe.
Au niveau de la démarche de déploiement de la technologie, le CED s’est appesanti sur la cause du conflit, c’est-à-dire la saturation foncière. « D’un côté on a des communautés qui dépendant de la terre, de l’autre on a des investisseurs qui restreignent l’accès à la terre et aux ressources. On s’est dit plus la saturation foncière est grande, plus les risques de conflits sont élevés », précise le secrétaire général du CED. La cartographie élaborée révèle donc les sites dans lesquels il y a un risque élevé de saturation foncière, avec les densités et les usages des populations qui peuvent pousser à conclure qu’il y aura des conflits à ces endroits, si rien n’est fait.
Recommandations pour une politique foncière inclusive et durable
S’il est affiné, le système d’alerte permet d’identifier « très vite » les zones dans lesquelles on est susceptible d’avoir des conflits. Pour les pouvoirs publics, c’est un outil qui permet de savoir les efforts à adresser pour prévenir les conflits. « Il va aider à maintenir la paix sociale et surtout à réfléchir sur le type de réforme qu’il faut mettre en place pour éviter les conflits de manière systémique, au lieu de travailler au cas par cas », martèle Samuel Nguiffo. En perspective, le CED émet des recommandations. La première mesure à prendre c’est une réflexion d’ensemble sur la manière dont les espaces et les ressources sont gérés au Cameroun. « Au-delà de la rentabilité financière, il faut mesurer les risques pour la paix sociale, la santé, la vie des communautés riveraines. On ne fera pas le développement sans ces personnes. On ne peut pas exploiter sous le prétexte d’avoir de l’argent pour promouvoir le développement et avoir des personnes qui meurent dans le processus, parce que c’est justement pour ces personnes qu’on fait le développement », ajoute l’expert des questions foncières.
Sous un autre registre, le CED est d’avis que l’Etat peut mettre une pause sur les attributions et réfléchir sur ce système avant de rouvrir le processus d’attribution. « Le fait qu’il y ait une généralisation des conflits montre qu’il y a quelque chose qui n’est pas totalement au point. Dans le cadre de la réforme des droits de toute nature, il faut une plus grande inclusion des populations dans le processus de prise de décision et l’amélioration de la participation publique », esquisse le Dr. Nguiffo. « Nous suggérons qu’on accélère la réforme foncière parce que nous pensons qu’à l’issue de cette réforme, les intérêts des uns et des autres seront préservés », propose pour sa part le colonel à la retraite Afane Mekoua. Enfin, il est important d’imposer aux compagnies de discuter plus avec les communautés pour arriver à réduire les conflits.