A l’occasion de la journée d’études intitulée « Défaire l’empire », organisée par le Centre de recherches sociologiques et politiques de Paris et le Groupe de Recherche Audre Lorde le 29 juin 2015 à Paris, l’AWID a rencontré Annette Davis, Sharone Omankoy et Fania Noel, toutes trois membres du Collectif Afroféministe MWASI, pour en savoir davantage sur les luttes portées par ce collectif dans un contexte français marqué par le racisme et la misogynie, ainsi que d’autres formes de discriminations.
Par Mégane Ghorbani
Créé en 2014, MWASI - Collectif Afroféministe[1], est à ce jour constitué de vingt membres actives[2], dont des femmes cisgenre et transgenre noires/métisses africaines et Afro-descendantes[3], âgées en moyenne de 27-30 ans, qui luttent pour leur émancipation dans le cadre d’une critique intersectionnelle du système capitaliste, hétéropatriarcal et raciste.
La présence de féministes noires en France n’est pas une nouveauté, mais a été largement masquée et marginalisée depuis des décennies au sein du champ féministe, notamment sur le plan académique. Certains médias « dépolitisent l’Afroféminisme en le glamourisant pour le présenter comme une nouvelle tendance et enlèvent tout l’aspect politique et subversif de notre collectif », explique Fania Noel. Mais déjà à la fin des années 1970, la Coordination des femmes noires, formée d’Africaines et d’Antillaises, portaient des luttes qui se voulaient à la fois combattre le racisme et le sexisme[4]. « Aujourd’hui encore, des femmes noires s’organisent dans une volonté de repenser leurs conditions dans une société blantriarcale » explique Sharone Omankoy.
Les défis d’une société blantriarcale[5] française
Sharone Omankoy rappelle qu’en France, les femmes noires vivent dans un système blantriarcal, c’est-à-dire un système où le sexisme est racialisé et où le racisme est sexualisé. Cependant, le racisme et la misogynie sont généralement traités de façon exclusive, et « le fait est qu’en tant que femmes noires, il n’est pas possible pour nous d’établir une hiérarchie entre ces deux ou de prioriser une lutte sur l’autre, c’est pourquoi nous ne nous reconnaissons pas dans le féminisme blanc qui fait l’impasse sur la question raciale et qui exclut de fait les femmes noires, et plus largement les femmes non blanches. C’est ainsi que le collectif a été pensé pour que chaque femme noire puisse porter sa parole et son émancipation ». Fania Noel ajoute à ce titre que la création de MWASI s’est faite lorsque des activistes africaines et afrodescendantes noires, qui militaient dans des groupes antiracistes ou féministes, ont ressenti le besoin de fédérer leurs luttes contre le racisme et le sexisme au sein d’un cadre collectif qui permette de dépasser les stratégies individuelles pour entreprendre des stratégies d’actions collectives intersectionnelles[6].
« En excluant nos expériences, les féministes blanches ne questionnent pas leur propre rôle dans ce système blantriarcal. Cela nous amène ainsi à nous questionner sur les mécanismes de déconstruction des privilèges des groupes de mouvement, vis-à-vis du racisme ou du sexisme. Comment déconstruire le racisme quand on est blanc sans prendre conscience de ses privilèges ? Comment déconstruire le sexisme quand on est un homme ? Il nous semble essentiel donc de déconstruire ces privilèges. Pour nous, l’Afroféminisme cherche à enrayer ces systèmes oppressifs dans leur complexité. Il s’agit pour nous de recueillir les expériences et les vécus des femmes africaines et afro-descendantes, noires et métisses, dans une lutte qui soit à la fois décoloniale et anti-patriarcale » poursuit Sharone Omankoy.
Face aux tentatives de comparaison de l’Afroféminisme français avec le Black feminism américain, Sharone Omankoy précise que « le contexte français et l’histoire coloniale française ont suivi un parcours différent et se distinguent du contexte étatsunien. Malgré des similarités, nos réalités européennes ne sont pas celles des afro-américaines. De fait, nous nous efforçons de penser un Afroféminisme local en fonction de nos conditions de vies dans le contexte français. Cela ne nous empêche pas de nous solidariser avec les luttes portées par nos sœurs dans toutes les diasporas noires à travers le monde. » Fania Noel rappelle à ce titre que le Black feminism américain a permis de développer des outils de pensées, et notamment le concept d’intersectionnalité, et que les membres du collectif s’attachent à développer tout un processus de diffusion de connaissances pour se réapproprier des outils d’analyses, passant notamment par la traduction de connaissances de l’anglais vers le français.
« Ne nous libérez pas, on s’en charge »
Dans le cadre d’une vision afroféministe plurielle, liée la diversité des voix des Africaines et des Afrodescendantes, Annette Davis rappelle l’importance pour ces actrices de passer du statut d’objet de recherche à celui de sujet politique qui définit son propre agenda politique.
A ce titre, les membres du collectif revendiquent leur choix pour la non-mixité de genre et de race comme forme d’auto-émancipation. « Cette volonté de se retrouver en non-mixité est logique pour nous mais reste contestée aux yeux d’une société universaliste, assimilationniste, qui nous traite régulièrement de communautaristes. Il est essentiel de distinguer le communautarisme des personnes en situation dominante, qui reproduisent le système blantriarcal, de la volonté de se regrouper en vue de combattre un système oppressif et d’élaborer des stratégies d’émancipation » explique Sharone Omankoy[7].
Suite au lancement de la décennie internationale des personnes d’ascendance africaine par les Nations Unies, Fania Noel rappelle la nécessité de prendre en compte les questions des réparations liées à l’esclavage et au colonialisme et notamment au corps et à l’utilisation des corps des femmes ; et de ne pas la résumer à une décennie de célébration alors que de graves commis ont été, et sont toujours, commis. Elle considère notamment que les espaces des Nations Unies sont « des espaces qu’on préfère ne même pas intégrer et s’ils nous intègrent, c’est pour légitimer le système et prouver la force du système à incorporer la critique et à l’assimiler encore une fois, ce qui lui donne encore plus de pouvoir. Les stratégies de destruction de l’intérieur ne marchent pas. »
Les actions menées par les membres de MWASI sont diverses, allant de la manifestation de rue à la distribution de nourriture et de produits d’hygiène dans des camps de migrant-e-s, en passant par l’organisation et la participation à des événements pour un partage de connaissances. « On descend dans la rue, on va aux manifestations, on mobilise aussi sur les réseaux sociaux. Tous les textes qu’on publie sont liés à une pratique de militantisme de rue. L’idée est de refléter dans le collectif toute notre diversité et de la porter dans la rue. Le tout est d’articuler les projets qu’on a avec l’actualité pour être présentes en nombre notamment sur les questions qui touchent les femmes noires des pays du Sud, car il y a toujours un déficit de présence dans ce type de mobilisation. On prend également en compte les problématiques queer sous l’angle des femmes noires, et plus généralement des personnes racisées, car c’est une de nos préoccupations[8]. Nous sommes un collectif féministe, antiraciste, anticapitaliste, anticolonialiste et toutes les questions de justice transformative nous intéressent » souligne Fania Noel.
MWASI appuie ainsi sa force de mobilisation sur des alliances ponctuelles avec, entre autres, des femmes des quartiers populaires, des associations qui luttent pour les droits des trans* et des travailleuses du sexe, des activistes féministes décoloniales dont les féministes islamiques ou encore avec des associations de diasporas africaines. Mais d’après Fania Noel, « il n’y a pas beaucoup de mouvements intersectionnels en France, et le principal défi est de survivre et de porter notre voix car on peut se retrouver parfois dans des coalitions où ce que l’on porte n’est pas visible. Le défi est donc de se pérenniser et de résister aux tentatives de colonialisme qui veulent phagocyter notre collectif, comme par exemple lorsqu’un homme blanc veut l’intégrer. Plus on deviendra grand et plus on pourra résister à ces tentatives. »
Sharone conclut ainsi que « MWASI est notre espace de survie, un espace de nécessité, où les femmes africaines et afro-descendantes peuvent s’allier, pour repenser les conditions de leur émancipation parce que nous sommes des sujets politiques et sociaux, à l’intersection de plusieurs oppressions. MWASI demande une émancipation totale de nos vies, par nous-mêmes et pour nous-mêmes. Ne nous libérez pas, on s’en charge. »
[1] MWASI signifie « femme » en lingala.
[2] Le recrutement des membres, aux profils divers, se fait de manière très affinitaire par les ami-e-s et la famille et il y a aussi bien des femmes noires musulmanes et que non-musulmanes au sein du collectif.
[3] Le collectif s’appuie sur la non-mixité de genre et de race.
[4] Pour plus d’informations, voir l’article sur « La diversité des mouvements de « femmes dans l’immigration » » de Nadia Châabane.
[5] Le mot blantriarcal est utilisé par les interviewées, combinant les mots blanc et patriarcal.
[6] L’un des principes du collectif est celui de l’intersectionnalité : « nous souhaitons montrer comment les oppressions liées à la couleur de peau, le genre, l’orientation sexuelle et la classe sont interconnectées » lit-on sur le site web de MWASI.
[7] Pour en savoir davantage sur la non-mixité, Sharone Omankoy nous invite à lire le texte de Christine Delphy, « La non-mixité : une nécessité politique ».
[8] A ce sujet, voir également les actions entreprises par l’association Lesbiennes of color.
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