Dans le cadre de la campagne des 16 jours d’activisme contre la violence basée sur le genre, l’AWID s’est entretenue avec deux activistes algériennes pour en apprendre plus sur les violences à l’encontre des femmes dans ce pays ainsi que les stratégies et les défis des féministes pour y mettre fin.
Par Mégane Ghorbani
En Algérie, pays d’Afrique du Nord à prédominance musulmane sunnite, les violences à l’encontre des femmes sont largement répandues, aussi bien du point de vue juridique que social. Le Code de la famille, amendé en 2005, s’inspire de la loi islamique et comporte toujours de nombreuses discriminations à l’égard des femmes, que ce soit en termes de mariage, de divorce, d’héritage ou de tutelle des enfants. En cas de divorce par exemple, la garde des enfants est en priorité accordée à la mère, mais si celle-ci se remarie, elle perd son droit de garde. Ce Code profondément inégalitaire entre alors en contradiction avec la Constitution du pays qui stipule dans son article 29 : « Les citoyens sont égaux devant la loi, sans que puisse prévaloir aucune discrimination pour cause de naissance, de race, de sexe, d'opinion ou de toute autre condition ou circonstance personnelle ou sociale. »
L’expérience de la violence varie fortement selon les régions et les statuts
Dalila Iamarene Djerbal, sociologue et coordinatrice du centre d’écoute et des activités du Réseau Wassila/Avife[1] souligne le lien entre la discrimination juridique et les violences subies par les femmes dans toutes les sphères sociales. « La discrimination est d’abord fondamentalement d’ordre juridique car la loi hiérarchise les sexes, ce qui va produire une chaine de discriminations et d’inégalités dans tous les espaces sociaux, avec la violence comme moyen de faire respecter cette inégalité essentielle. La violence – qu’elle soit institutionnelle, physique, symbolique, psychologique, économique ou sexuelle – va donc faire tenir chacun et chacune à la place qui lui est dévolue. Les femmes seront toujours dans une position subordonnée, sous autorité masculine dans la vie familiale et conjugale, et ceci même si une égalité formelle est inscrite dans la loi pour ce qui concerne la vie publique. »
En revanche, les femmes constituent 65% des diplomé-e-s, plus d’un tiers des magistrats et la moitié des cadres dans l’enseignement, la santé et l’administration publique, bien que leur accès à des postes de responsabilité politique soit encore faible. D’après Soumia Salhi, syndicaliste féministe et ancienne présidente de l’Association pour l’émancipation des femmes (AEF), la visibilisation des femmes est à la fois le résultat de la scolarisation massive et un facteur de contrecoups. « La situation des femmes en Algérie connait un bouleversement qui résulte de la scolarisation massive des filles depuis l’Indépendance. L’hégémonie brutale des intégristes dans les années 1990 n’a pas empêché l’éducation des filles, permettant l’accès de plus de femmes aujourd’hui sur le marché du travail. Nous sommes passés de l’enfermement domestique des femmes à une présence massive dans l’espace public », dit-elle avant d’ajouter que « l’émergence des femmes a permis que soit enfin dénoncée la violence familiale. Mais cela ne se fait pas sans résistances. Le harcèlement de rue et les discours misogynes expriment ces résistances au changement. Les politiques libérales ont généralisé les emplois précaires et favorisé le harcèlement sexuel. Les interdits vestimentaires et les ségrégations spatiales venues des traditions et revigorés par la décennie 1990 sous hégémonie intégriste se désagrègent lentement mais l’interdit reste vivace hors des grandes villes. »
Il existe alors des disparités quant à la situation des femmes en Algérie, et les violences s’amplifient avec les facteurs économiques et sociaux, propres au milieu dans lequel se trouvent les femmes. Dans les zones rurales enclavées par exemple, les femmes auront moins accès à l’école, à la santé et à l’emploi que dans les zones urbaines, en raison du manque d’infrastructures et de ressources dans ces régions défavorisées. Dalila Iamarene Djerbal raconte que dans ces zones enclavées, « on va retirer la petite fille de l’école parce qu’il n’y a pas de transport scolaire ou d’internat, mais on laissera le garçon continuer ses études. Il y a peu d’emplois dans ces régions et encore moins pour les femmes qui seront totalement dépendantes de leur milieu, et donc soumises à la règle patriarcale d’être mariées jeunes. » Soumia Salhi ajoute que « le diktat vestimentaire et les limitations à la liberté de circuler sont plus forts dans les couches sociales modestes que dans les milieux aisés, plus nets dans les quartiers populaires que dans les centres urbains. Ils sont encore plus radicaux en zone semi urbaine et rurale, quoique le fondamentalisme religieux touche toutes les classes sociales. »
Les discriminations de race à l’encontre des algérien-ne-s du Sud, leur marginalisation du marché du travail du fait de leur couleur de peu et les limitations d’accès à l’espace public des berbérophones, qui constituent environ 20% de la population algérienne et dont la langue n’est pas reconnue comme langue officielle par l’Etat, sont également problématiques. Dalila Iamarene Djerbal explique que « les migrant-e-s subsaharien-ne-s vivent encore plus cette situation de violence, particulièrement les femmes qui sont insultées, rackettées, agressées et quelques fois violées. » Elle précise que cela se produit souvent en toute impunité, comme ce fut le cas de Marie Simone, migrante camerounaise, victime de viol collectif à Oran le 1er octobre 2015. Ce cas a suscité une mobilisation massive d’organisations de la société civile et sur les réseaux sociaux, face au refus de la Gendarmerie de prendre en compte sa plainte. Suite à cette affaire, l’association Femmes Algériennes Revendiquant leurs Droits (FARD) a initié la publication d’une déclaration signée par une douzaine d’ONG ainsi qu’une pétition en ligne rappelant à l’Etat algérien ses obligations en termes de respect de droit à porter plainte pour tout individu[2]. Cette mobilisation a permis l’enregistrement de la plainte, mais révèle une problématique plus profonde d’accès à la justice pour les femmes victimes de violence en Algérie.
Un plaidoyer pour la justice freiné par des calculs politiques
En l’absence de protection juridique des victimes de violences, le collectif "Stop à la violence! Les droits aux femmes maintenant", composé de diverses associations et activistes, s’est constitué en 2010 pour mener une campagne de plaidoyer en faveur de l’adoption d’une loi-cadre sanctionnant les violences à l’encontre des femmes. Soumia Salhi, qui a coordonné ce collectif, revient sur les différentes étapes du plaidoyer en faveur d’une telle loi : « Le collectif a tenu plusieurs séminaires, regroupant nombre de personnalités et militantes ; il a diffusé des documents pertinents et notamment un texte de plaidoyer. Nous avons agi pour que la presse répercute nos actions. Début 2015, malgré une résistance agressive des milieux traditionnalistes, le gouvernement a déposé un projet de loi devant l’Assemblée populaire nationale. La critique, très violente, proclamait que le projet était contraire à la religion islamique[3]. Cette critique était précédée par une campagne de désinformation par les chaines de télévisions privées. Le gouvernement a fait front, maintenu son projet et l’Assemblée l’a voté le 5 mars. Cette loi représente une avancée en criminalisant la violence intrafamiliale et elle a provoqué un débat important dans la société. Mais elle comporte une clause regrettable, la clause du pardon, qui dispense de poursuites l’agresseur qui obtient le pardon de sa victime. Nous pensons que cette disposition annule une part du bénéfice de cette loi, mais malgré tout, elle reste un premier pas très positif. Notre campagne actuelle est centrée sur l’exigence de son adoption par le Sénat.»
Pour Dalila Iameren Djerbal, cette « clause du pardon » est en fait « une pression supplémentaire sur les victimes déjà fragilisées pour ne pas aller jusqu’au bout de leur demande de justice. On sait qu’il y a très peu de plaintes qui vont au tribunal parce que l’agresseur, la famille, l’entourage, les difficultés d’accès à la justice, le manque d’autonomie et de ressources obligent les victimes à se résigner, à subir la violence jusqu’à ce que mutilation ou mort s’ensuivent. » La sociologue considère également que l’une des raisons pour laquelle le projet de loi n’a toujours pas été ratifié par le Sénat, huit mois après son vote par l’Assemblée, est liée à l’instrumentalisation politique de cette loi[4] par diverses parties prenantes.
Au-delà de la loi : des femmes continuent à s’organiser dans des circonstances difficiles
« La promulgation de la loi, tôt ou tard, ne suffira pas à nous protéger d’une violence planétaire et millénaire. C’est la société que nous voulons convaincre, ce sont les mentalités et les pratiques sociales que nous voulons changer. Quarante ans de combat féministe nous ont confortées dans la conviction qu’il s’agit d’un combat global. Sans l’instruction, sans des postes d’emploi qui exigent un développement économique suffisant, sans les moyens sociaux, la lutte contre le retard des mentalités serait vaine », souligne Soumia Salhi.
Ces dernières années, des centres d’écoute pour les victimes de violences se sont multipliés. Le Réseau Wassila/Avife par exemple œuvre à accompagner les victimes de violence sur le plan médical, psychologique et juridique. « Nous effectuons un travail de proximité auprès des femmes, un travail de sensibilisation et de formation des intervenant-e-s que ce soit au niveau de la santé, du droit ou des médias. Nous faisons un travail de plaidoyer par des publications et des signalements aux autorités. Nous nous réunissons entre associations autour d’actions collectives pour dénoncer des situations de violence ou revendiquer des lois qui protègent l’intégrité et la dignité des femmes », explique Dalila Iameren Djerbal. Soumia Salhi rappelle néanmoins que « c’est à l’Etat de prendre en charge l’écoute et l’assistance aux victimes » car les moyens et les ressources des associations ne sont pas suffisants pour enrayer cette violence.
L’un des plus grand défis auxquels se confrontent les associations en Algérie est lié aux règlementations qui limitent leurs activités. La loi n°12-06 relatives aux associations de 2012 confère aux autorités la possibilité de refuser l’enregistrement des associations, la tenue de réunions publiques et de manifestations, ou encore l’acceptation de fonds provenant de l’étranger. Des stratagèmes bureaucratiques peuvent alors permettre au gouvernement d’avoir recours à des pouvoirs excessifs qui empiètent sur le travail des associations. « Cela gêne l’expression démocratique, au plan syndical et politique notamment. Les rassemblements sont réprimés et les marches interdites, notamment dans la capitale. Associations, syndicats et partis agrées ou non s’expriment dans la presse écrite et dans les télévisions privées au gré des choix politiques des propriétaires de ces médias[5]», précise Soumia Salhi.
Soumia Salhi souligne que « la société demeure dominée par une religiosité traditionnaliste. Les progrès sont immenses mais l’adaptation des mentalités est très en retard. Pour une militante féministe, le plus difficile est de faire accepter ses revendications et ses comportements par sa famille et par son quartier ». Mais selon elle, le défi consiste à surmonter le défaitisme et le sentiment d’impuissance actuel et de mobiliser les femmes à agir pour le changement.
Dalila Iamarene Djerbal conclut : « Nous n’avons pas d’autre choix que de continuer à soutenir les victimes, dénoncer les injustices, revendiquer l’égalité des droits entre les femmes et les hommes, revendiquer la loi contre les violences faites aux femmes et les mesures d’application qui doivent la rendre effective. Nous croyons en l’action militante, avec la nécessité de ne jamais perdre de vue l’objectif final: la citoyenneté pour tous, femmes et hommes, dans un Etat de droit et de justice sociale.»
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