Retracer les variations du niveau marin au cours de l'histoire de la Terre nous éclaire sur le climat passé, actuel et futur et ses impacts. Grâce à des carottes de récif corallien extraites au large de Tahiti, les chercheurs du Cerege(1) ont reconstitué un des évènements majeurs de la dernière déglaciation : une remontée exceptionnelle du niveau de la mer, associée à une débâcle(2) glaciaire. L'étude, qui vient d'être publiée dans Nature, montre que cet épisode, qui par bien des aspects restait controversé, a débuté il y a précisément 14 650 ans et correspond à une hausse moyenne des mers de 14 m en moins de 350 ans. De plus, contrairement à l'hypothèse admise jusqu'ici, la calotte antarctique aurait fortement contribué - pour moitié - à cette élévation. Cet apport massif d'eau douce a fortement perturbé la circulation océanique mondiale, se répercutant sur le climat global. Ces résultats sont également très importants au regard de l'élévation actuelle et future des océans. En effet, ils mettent en avant le comportement dynamique des calottes polaires en réponse à une augmentation de température, phénomène encore mal pris en compte dans les prévisions du GIEC(3) à l'horizon 2100.
Depuis la fin de la dernière ère glaciaire, il y a 21 000 ans, notre planète a vu les océans s'élever de 120 m, pour atteindre le niveau actuel. Cette remontée n'a pas été constante, mais s'avère au contraire ponctuée d'accélérations rapides, associées à des débâcles massives des calottes de glace. La plus importante de ces accélérations, que les paléoclimatologues nomment " Melt-Water Pulse 1A ", restait par bien des aspects énigmatique. Une étude, qui vient d'être publiée dans la revue Nature par une équipe du laboratoire Cerege en collaboration avec les universités d'Oxford et de Tokyo, lève le voile sur cet événement, sans aucun doute un des plus marquants de la dernière déglaciation.
Une remontée spectaculaire
Ces travaux confirment tout d'abord l'existence de cet épisode exceptionnel, qui restait en partie controversé. Ils en précisent également la chronologie, l'amplitude et la durée. Il a débuté il y a très exactement 14 650 ans et coïncide avec le début de la période chaude, dite " du Bølling ", qui marqua la fin de l'ère glaciaire. La hausse du niveau marin aurait alors été de 14 m en moyenne sur l'ensemble du globe, en moins de 350 ans. Soit une vitesse de remontée d'au moins 40 mm par an - contre 3 mm par an observés aujourd'hui.
Les coraux : archives du climat
Pour décrire ce remarquable événement, les chercheurs ont analysé des carottes récifales prélevées sur le pourtour de l'île de Tahiti, en Polynésie, lors de l'expédition internationale IODP 310 "Tahiti Sea Level"(4). Les coraux qui construisent les récifs et les atolls sont en effet d'excellents indicateurs de la variation du niveau marin* et constituent ainsi une véritable archive du climat passé(5).
Grâce aux reconstitutions du niveau marin obtenues à l'aide des coraux fossiles ainsi qu'à des simulations géophysiques, les scientifiques ont pu établir la source de l'accélération de l'élévation des mers. Ils ont montré que la calotte antarctique aurait contribué à ce phénomène à hauteur de 50 %. Pourtant, les spécialistes pensaient jusqu'alors que seule la fonte des glaces de l'hémisphère Nord, en particulier de la calotte Laurentide qui recouvrait à l'époque une grande partie de l'Amérique du Nord, avait pris part au Melt-Water Pulse 1A.
Pour démontrer les mécanismes en jeu, l'équipe de recherche a comparé la montée des eaux en Polynésie avec celle observée lors d'une précédente campagne de forage à La Barbade, dans les Caraïbes. Selon l'hypothèse admise jusque-là, l'amplitude de la hausse des mers aurait dû être deux fois plus importante à Tahiti qu'à La Barbade, plus proche de la calotte Laurentide. Or, l'étude a démontré que cette élévation était équivalente en ces deux endroits du globe, impliquant un apport très significatif de la part de la calotte antarctique.
Le climat global modifié
Ces travaux apportent un éclairage nouveau sur les relations complexes entre climat, circulation océanique et niveau marin. En montrant la simultanéité entre le Melt Water Pulse 1A et le réchauffement de la période du Bølling, ils montrent en particulier le rôle qu'a pu jouer cet afflux massif d'eau douce vers l'océan dans la déglaciation de la planète. Celui-ci a très certainement fortement perturbé la circulation thermohaline(6) de l'océan mondial, qui elle-même a un impact sensible sur le climat global. Cette étude illustre également la réponse complexe des calottes glaciaires à une perturbation climatique majeure, en particulier l'instabilité potentielle de la calotte antarctique.
Du passé au présent...
Ces résultats sont particulièrement importants au regard de la remontée actuelle du niveau des mers, qui est une des manifestations les plus préoccupantes du réchauffement global depuis le début de l'ère industrielle. Sur le dernier siècle, les enregistrements marégraphiques suggèrent une hausse de l'océan de 1,5 à 2 mm par an. Plus récemment, les observations des satellites altimétriques indiquent une élévation moyenne globale de 3,3 mm par an au cours des deux dernières décennies. Si l'estimation de leurs contributions respectives fait encore l'objet de recherches actives, il est établi que l'expansion thermique des océans ainsi que la fonte des calottes polaires et des glaciers de montagne en sont les causes majeures.
... au futur
Le dernier rapport du GIEC(3), en date de 2007, indique que la remontée du niveau marin à l'horizon 2100 devrait se situer entre 20 et 60 cm, selon les différents scénarios des émissions de gaz à effet de serre considérés. Néanmoins, les modèles utilisés jusqu'en 2007 ne simulent pas de façon réaliste la réponse dynamique des calottes polaires au réchauffement mondial qu'a révélée la présente étude. Les projections du GIEC de 2007 seront très probablement dépassées : les simulations les plus récentes suggèrent une remontée du niveau marin comprise entre 60 et 180 cm en 2100.
L'enjeu est de taille : plus de trois milliards de
personnes, soit la moitié de la population mondiale, habitent sur une côte ou à
moins de 200 km d'un littoral et un dixième de la population vit
aujourd'hui à moins de 10 m au dessus du niveau de la
mer.
* Voir fiche n°343 - Quand la mer monte, les coraux se souviennent
Rédaction : Pierre Deschamps et Gaëlle Courcoux
Notes
(1) Centre Européen de Recherche et d'Enseignement en Géosciences de l'Environnement (IRD / Aix-Marseille Université / CNRS / Collège de France)
(2) dislocation des calottes de glace.
(3) Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat
(4) Le programme international IODP (Integrated Ocean Drilling Program) est co-financé par l'INSU-CNRS à travers le consortium ECORD (European Consortium for Ocean Research Drilling). Les travaux des chercheurs du Cerege ont été soutenus financièrement par la Fondation Comer (USA), la Fondation Européenne de la Science (EuroMARC), la Communauté Européenne (Project Past4Future), le Collège de France et l'IRD.
(5) Les coraux peuvent être datés avec une très grande précision en s'appuyant sur la désintégration radioactive de l'uranium naturel présent dans leur squelette. Au Cerege, des échantillons vieux de 15 000 ans ont été datés avec une précision de l'ordre de 30 ans !
(6) circulation permanente des océans générée par les écarts de température et de salinité entre les différentes masses d'eau.
Le saviez-vous ?
Depuis la dernière ère glaciaire il y a 21 000 ans, le climat global s'est réchauffé de l'ordre de 5°C, les concentrations des gaz à effet de serre (CO2, CH4) dans l'atmosphère ont augmenté d'environ 40%, la circulation océanique mondiale s'est réorganisée...
Pour en savoir plus
Contacts :
Pierre DESCHAMPS, chercheur à l'IRD
Tél. : 33 (0)4 42 97 15 11
UMR n°161 Centre européen de recherche et d'enseignement des géosciences de l'environnement CEREGE (IRD/Aix-Marseille Université/CNRS/Collège de France)
Adresse
Cerege
Europôle Méditerranéen de l'Arbois
BP 80
13545 Aix en Provence
Références :
Deschamps Pierre, Durand N., Bard E., Hamelin B., Camoin G., Thomas A.L., Henderson, G.M., Okuno J., Yokoyama Y. Ice-sheet collapse and sea-level rise at the Bølling warming 14,600 years ago, Nature, 2012. http://dx.doi.org/10.1038/nature10902
Bard E., Hamelin B., Delanghe-Sabatier D. Deglacial Meltwater Pulse 1B and Younger Dryas Sea Levels Revisited with Boreholes at Tahiti. Science, 2010, 327(5970): 1235-1237. http://dx.doi.org/10.1126/science.1180557h
Bard E., Hamelin B., Arnold M., Montaggioni L., Cabioch Guy, Faure G., Rougerie F. Deglacial sea-level record from Tahiti corals and the timing of global meltwater discharge. Nature, 1996, 382: 241-244. fdi:010006546
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07/10/24 à 12h30 GMT