Dès la première page, l’auteure de cet essai, Geneviève Fraisse, nous invite à scruter dans les relations sociales qui traversent le quotidien, en quoi le genre fait excès. Bonne entrée en matière, d’autant que, comme la philosophe le souligne, ce concept, le genre, est enfin entré dans la société, dans l’académie, comme quelque chose qui s’étudie, fait savoir, n’est plus seulement du ressort du militantisme. Alors comment pourrait bien se circonscrire cet excès ? En tout premier lieu, le genre interroge l’organisation des connaissances, en croisant le neutre – qui nie la différence entre les sexes, crée les inégalités – et la dualité, qui réaffirme les deux sexes versus occulte leur existence respective. Aussi fait-il peur, nous dit l’auteure : « le savoir donne le vertige ». En deuxième lieu, le genre contrarie l'épistémologie dominante car, d’un point de vue méthodologique, est ambigu. Il sert autant à montrer la division sexuelle qu’à la cacher. Elle verse notamment à l’argumentation l’exemple du Care, où 97% des personnels sont féminins sans que cela soit précisé. Le genre est solution et problème. En cela, il stimule le pensant. Et là est le troisième excès. Le genre permet de distinguer et d’opposer les conservateurs – manifestants du mariage pour tous, opposants à la « théorie » du genre – et ceux qui se projettent dans un futur champ de pensée, innovant, a-traditionnel. Enfin, last but not least, un quatrième excès pointe son nez : l’importance d’historiciser la sexuation du monde demande à repenser l’Histoire des femmes, à réorganiser ce champ de connaissances, plutôt qu’à en accumuler de nouvelles, à les qualifier dans leurs contextes anthropologiques, politiques et périphériques.
On l’aura compris il faut ici comprendre le mot excès comme « dépassement », dans le champ des connaissances. Aussi, à partir de ces axes de réflexion, Geneviève Fraisse revendique de garder le terme « sexe » sans le substituer à celui de genre car il permet à la fois de se soustraire à toute tendance universaliste et surtout car il forme un « hors champ » de la pensée dominante : il fait désordre, dépasse les questions de sexualité, subvertit l’invisibilité globalement allouée. Il déjoue les stratégies idéologisantes, comme celles déployées par les détracteurs de la « théorie du genre », car il ouvre plutôt que ne ferme un champ de pensée. Ce qui fait nouveauté.
A contrario, pourrait-on dire, la lutte contre les stéréotypes, comme elle semble être priorisée aujourd’hui dans les luttes contre le sexisme, ne remet pas en cause l’ordre établi, ne propose pas d’alternative politique. Et l’auteure le souligne volontiers. Elle ajoute même que leur dénonciation les reproduit. L’image vient remplacer la lutte – au sens subversion d’un ordre social, à l’opposé de l’acquisition de droits dans le réel. À ce titre, cette priorisation illustre la re-production (le cliché) et l’impuissance, celle entre autres de remettre en cause la place respective de chaque sexe au sein de la famille. Elle éloigne tout simplement de l’égalité des sexes, car elle réduit le champ de pensée, et cela quel que soit le parti pris d’une part par ceux qui dénoncent les stéréotypes et d’autre part par ceux qui s’en servent pour continuer à asseoir la division sexuelle.
Dans le registre de ce qui est donné à voir, Geneviève Fraisse interroge la mise en scène de la nudité des corps féminins en politique : l’exemple des Femen ou des Barbues. Forme-t-elle un langage de l’émancipation, ce concept qui lui tient tant à cœur ? Peut-être nous répond l’auteure dans le sens où ces actions s’inscrivent dans une époque spécifique de la « communication humaine ». Une époque qui demande à voir, y compris la domination masculine écrite en toutes lettres sur des seins nus ou suspendue à des poils foisonnants. Tout élément du corps fort érotisé. Peut-être parce que cette mise en scène démontre la liberté de celles qui agissent ainsi dans et sur le réel, de façon souveraine et avec leurs corps. Elle fait « vérité », nous dit-elle, et là est le plus important. Ces militantes parlent avec leur corps, objet, parce qu’elles ont quelque chose à dire. Et c’est là que la subversion apparaît, parce que la vérité de l’inégalité des sexes est encore bonne à exprimer, et donc excessive, y compris en Occident.
Aussi, remercions ce courant d’air frais dans notre pensée ralentie par les incursions accélérées, excessives et surabondantes de la réaction traditonnaliste et masculiniste contemporaine.
Geneviève Fraisse, Les excès du genre - Concept, image, nudité, 2014, Éditions Lignes, 96 pages - Prix : 14,00 € (disponible) - Format : 13 x 19 cm - ISBN : 978-2-35526-133-6
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07/10/24 à 12h30 GMT