L’informalité de l’habitat pose des sérieux défis dans la planification et la construction des villes durables dans le sud de la planète. Il devient fondamental de comprendre les dynamiques de cette informalité pour l’intégrer dans les projets des villes durables.
L’informalité désigne la masse de populations en marge des circuits formels. Dans ses débuts, l’informalité a été pensée dans le cadre d’activités économiques. Aujourd’hui, l’informalité concerne tant bien les secteurs marchands que non marchands. Introduit par Keith Harth (1), ce terme fait référence aux dynamiques populaires qui se déploient dans des circuits non réglementés. Les pratiques informelles peuvent être légales ou encore illégales. À côté des activités informelles économiques telles que les commerces de rue ou les services spontanés, se manifestent plusieurs autres activités informelles non économiques telles que les pratiques liées à l’habitat. Cérézuelle (2) a élaboré un tableau qui présente de façon organisée les pratiques informelles. Il distingue le secteur formel du secteur informel en tenant compte de ses aspects légaux et illégaux; marchands et non marchands. Ainsi, le secteur informel comprendrait au niveau des activités non marchandes, des pratiques liées à l’autoproduction notamment la construction.
En effet, l’occupation spontanée des espaces urbains, les modes de construction non réglementés et les manières d’habiter les quartiers urbains traduisent, dans l’expansion de la plupart des villes du Sud et particulièrement les villes africaines, une problématique qui rend difficile l’opérationnalité du développement urbain planifié. Nous entendons par développement urbain planifié, toutes les opérations qui sont entreprises pour aménager l’espace urbain en vue de le rendre sain pour l’habitat, favorable pour la circulation ou la mobilité physique humaine et écologique pour la durabilité ou la pérennité de la ville. La question fondamentale est de comprendre le déploiement des acteurs de l’informel et comment leurs actions influencent l’aménagement urbain. Nous posons d’emblée que les migrations (l’exode rural plus précisément) représentent une difficulté majeure pour le développement des villes et seule leur intégration dans le processus de développement peut poser les jalons d’un espace de vie durable pour l’ensemble des citadins. Dès lors, il est question de saisir, de prime abord, les migrations comme des activités sociales et culturelles qui colonisent les espaces urbains et leur donnent des colorations particulières. Ensuite, on peut comprendre en quoi ces pratiques ne contribuent pas toujours à l’assainissement urbain. C’est la prise en compte de ces réalités qui peut permettre d’anticiper sur la planification et donner des perspectives d’ouverture vers une ville durable.
Les migrations que nous avons identifiées se manifestent par la transposition des repères culturels au sein de la ville. Il s’agit des habitudes de vie propres aux villages d’origine des habitants. Déthier (3) parle d’une forme de ségrégation urbaine qui a pris naissance pendant la colonisation et où « la tolérance des autorités coloniales a favorisé l’éclosion de toute une ville [...] à la marge de la ville européenne, comme un défi aux règles les plus élémentaires de l’hygiène, de l’urbanisme, de l’équipement et de la construction ». Abondant dans le même sens, Chouiki (4) pense que « l’informalité est ainsi née comme le sous-produit de l’intrusion coloniale qui a poussé les [populations] à se prendre en charge en matière de logement comme en matière de travail ». Il faut dire cependant que, les dynamiques coloniales n’expliquent pas à elles seules le fait qu’il existe des quartiers habités majoritairement par certaines tribus (5). Les dynamiques coloniales sont mal outillées pour expliquer l’entassement urbain ou l’exigüité des constructions. L’insalubrité des quartiers est le fruit des débarquements massifs des populations rurales sans formation ou même sans éducation scolaire et sans possibilités de logements décents. En réalité, la façon d’occuper l’espace urbain est très souvent une reproduction des pratiques qui ont court dans les espaces ruraux. Dès lors, la transposition des cultures d’ethnies différentes vient défier les projets urbains et les remodeler.
L’informalité dans l’habitat se décline par des constructions anarchiques, ce que Durand-Lasserve et Tribillon (6) considèrent comme des éléments constitutifs non seulement de l’informalité, mais surtout de l’illégalité des quartiers. Il s’agit en fait des : « constructions provisoires devenues permanentes (abris de chantiers, baraquements destinés à l’accueil temporaire de populations sans abri) : petits îlots d’habitat insalubre ou mini-bidonvilles à l’intérieur d’une trame parcellaire (...); constructions et extensions non déclarées ou de fortune dans les espaces urbains interstitiels, les cours, les jardins les emprises de voie, les talus, les berges, et les remblais ». Non seulement ce sont des espaces qui sont favorables au développement des marécages, des zones insalubres, des bactéries (et surtout de l’anophèle, agent vecteur du paludisme) qui occasionnent des maladies, mais également ce sont des espaces non propices à l’éclairage solaire. De tels espaces sont très souvent dommageables pour la santé. Mieux encore, la plupart des plans d’aménagement prévoient des espaces de loisirs et des espaces verts qui favorisent l’épanouissement intégral des individus. Or, l’ampleur que prend l’informalité de l’habitat perturbe cette vision écologiquement humaine de la ville.
Dans la mesure où la population urbaine croit de façon vertigineuse, il devient difficile de suivre, de prévoir ou bien d’anticiper sur les pratiques populaires. Quel type de développement urbain est-il possible d’établir désormais pour non seulement répondre aux exigences du développement urbain durable (qui tient compte de l’environnement, de l’épanouissement durable des hommes ou des groupes sociaux et de l’assainissement des espaces de vie), mais aussi pour prendre en compte et dans le respect des valeurs, les identités culturelles des populations qui manifestent leur droit à la ville ? Une perspective de coopération est nécessaire pour comprendre et intégrer les valeurs des communautés dans les principes de planification urbaine. Il est crucial pour une harmonie globale, de saisir le sens et les rapports que les communautés entretiennent avec l’environnement ou les différents aspects qui composent leur environnement. On pourrait ainsi prétendre à l’ouverture d’une avenue possible, dans la contenance et la gestion de l’informalité débordante, de sorte qu’il y ait une minimalisation des risques liés à la construction d’une ville durable.
RÉFÉRENCES :
(1) Harth K., 1973. Informal income opportunities and Urban employment in Ghana. Journal of Modern African Studies, II, 1: 61-89.
(2) Cérézuelle, D., 1997. Pour un autre développement social. Paris : Desclée de Brouwer. p. 184.
(3) Déthier, J., 1970. Soixante ans d’urbanisme au Maroc. L’évolution des idées et des réalisations. Bulletin économique et Social du Maroc, 56 (5) : 118-119.
(4) Chouiki, M., 1997. La ségrégation socio-spatiale à Casablanca. L’Homme et la Société, 125 : 85-105.
(5) Kengne F., 2001. «La société urbaine de Yaoundé entre tradition et modernité» dans : S.E. BELINGA et J-P. VICAT (Dir.) Yaoundé, une grande métropole africaine au seuil du troisième millénaire. Yaoundé : Les classiques camerounais.
Abéga S.C., 2005. Introduction à l’anthropologie sociale et culturelle. Yaoundé : Afrédit.
(6) Durand-Lasserve A., Tribillon J-F, 2000. Questions urbaines. Quelles réponses à l’illégalité des quartiers dans les villes en développement ? Document de travail pour le séminaire du réseau ESF/N-AERUS. Leuven et Bruxelles.
Source: L'Interdisciplinaire, journal étudiant de l'Institut EDS
[Journallinterdisciplinaire]
07/10/24 à 12h30 GMT