PAR Daniel Florentin, Mines ParisTech - Ce texte est extrait de la récente édition de « La revue de l’Institut Veolia – Facts Reports » consacrée aux villes résilientes.
Longtemps, l’idée a prévalu parmi les décideurs urbains que la trajectoire d’évolution d’une ville ne pouvait et ne devait être marquée que du sceau de la croissance, qu’elle soit économique ou démographique. C’est ce qu’évoquait le sociologue Harvey Molotch en parlant de l’« urban growth machine » : les aires urbaines ont été historiquement dopées à ce moteur de la croissance et à cette idée d’une croissance continue.
Pourtant, certains territoires ont connu et connaissent des phénomènes de crise urbaine, qui n’ont rien de purement accidentel. Des termes ont commencé à fleurir pour indiquer ce changement de trajectoire : « shrinking cities », « legacy cities », soit des « villes en déclin », « villes rétrécissantes ». D’autres acteurs de la production urbaine ont cherché une vision plus positive, en évoquant les « villes phénix ».
Tous ces termes disent une transformation et appelle à rouvrir la boîte à outils de la planification urbaine. Elle pose de nouveaux défis, aussi bien aux collectivités locales qu’aux autres acteurs de la production urbaine (industriels, acteurs de la construction, usagers).
Les villes en décroissance sont caractérisées par une accumulation de processus, qui sont comme autant de spirales s’auto-alimentant, comme le montre la figure ci-dessous. Connus depuis longtemps, ils connaissent un regain depuis au moins deux décennies, accélérés par les effets d’une mondialisation.
Dans une « ville rétrécissante » s’accumulent ainsi, avec plus ou moins d’ampleur mais sur un temps relativement long, des processus de déprise démographique et de déclin économique, auxquels s’ajoute souvent une crise des finances publiques locales.
Turin a ainsi perdu plus de 25 % de sa population depuis les années 1970, et vu le nombre de ses emplois dans le secteur productif baisser de plus de 130 000 unités. Sa trajectoire urbaine a marqué une forte bifurcation, qui a obligé les autorités municipales à changer leurs stratégies.
Le phénomène se retrouve dans la plupart des villes liées à des activités industrielles, sur tous les continents – on en trouve de nombreux exemples aux États-Unis, au Japon, au Brésil ou en Chine, étudiés par le groupe de chercheurs du Shrinking Cities International Research Network). Il a connu une acuité plus particulière dans la plupart des villes de l’Est de l’Europe.
La transition post-socialiste y a joué le rôle de catalyseur de cette décroissance subie. Elle a touché de grandes villes comme Bucarest ou Brno, mais a été encore plus intense pour les villes petites et moyennes. Dans l’est de l’Allemagne, certaines villes ont perdu plus du tiers de leur population en quelques années ; comme à Francfort sur l’Oder, à la frontière polonaise, où la population est passée de 88 000 à 58 000 habitants depuis 1990.
Une autre petite ville, Hoyerswerda, a même vu son nom associé à une sorte de syndrome, passant de la ville la plus jeune de l’Est dans les années 1980 à la ville où l’âge moyen est le plus élevé de toute l’Allemagne dans les années 2000. L’Europe du vieillissement a aussi sa géographie et les villes rétrécissantes sont souvent un exemple de ces villes de têtes grises.
La décroissance urbaine a aussi une déclinaison paysagère, liée à la friche urbaine ou industrielle et aux logements vacants. La multiplication des logements vides et des friches a même fait dire à certains aménageurs qu’on pouvait qualifier le processus de « perforation urbaine ».
Dans une ville allemande comme Leipzig, malgré une remontée récente de l’attractivité de la ville, certaines rues de l’est de la ville, restent marquées par de longs couloirs d’immeubles à demi ou complètement vacants. Cette situation rend plus compliquée à la fois l’entretien des espaces publics mais aussi l’approvisionnement en services urbains, qui est souvent conditionné à une certaine densité pour fonctionner de façon optimale.
Cela rappelle que, sur un même territoire, peuvent largement coexister certains quartiers à l’attractivité renouvelée et d’autres plus en déprise. La résilience possible de ces territoires se fait ainsi parfois de façon sélective, au détriment de certains quartiers toujours plus déshérités.
La décroissance a aussi ses territoires invisibles qui appellent de nouvelles réponses urbaines. Certains processus viennent ainsi déstabiliser le fonctionnement normal d’un certain nombre d’infrastructures, et notamment des réseaux urbains pour l’eau ou l’énergie.
Cela se manifeste notamment par une baisse des consommations qu’on retrouve dans la plupart des villes européennes, mais aussi de façon grandissante dans des villes nord-américaines ou japonaises. Paris a ainsi vu sa consommation (totale et par habitant) diminuer de plus de 20 % au cours des deux dernières décennies. Quant à Berlin, où la décroissance urbaine a été forte, elle a perdu plus de 40 % de sa consommation dans le même laps de temps.
Cette baisse, qui pourrait de prime abord sembler bénéfique pour préserver les ressources, est un phénomène aux contours plus complexes : une moindre consommation d’eau fait remonter les nappes phréatiques et menace parfois les sous-sols urbains ; elle peut aussi engendrer de nouveaux problèmes sanitaires, en raison de la stagnation de l’eau dans les canalisations.
La baisse des consommations, qu’on observe dans le domaine de l’eau depuis les années 1990, et qui est aussi sensible dans les réseaux d’électricité depuis 2011 concernant les consommations domestiques, est en fait le symptôme d’un surdimensionnement progressif de ces infrastructures. Cela implique de nouvelles dépenses pour les opérateurs de services urbains pour maintenir le réseau, et fait reporter les coûts du service en augmentation sur un nombre d’usagers parfois moins important. Le phénomène des réseaux rétrécissants oblige à repenser l’équation technique, économique et spatiale qui a historiquement prévalu pour la fourniture des services urbains.
Cette décroissance dans les réseaux crée donc de nouvelles formes de vulnérabilité, qui affectent l’ensemble des composantes du réseau, de l’opérateur à l’usager, en passant par les tuyaux, comme le montre la figure ci-dessous.
Dans ce domaine comme dans d’autres, le processus de baisse est sans doute amené à s’amplifier, puisqu’il a été inscrit dans la plupart des dispositifs réglementaires de transition énergétique. À ce titre, il est le signe que se met en place, dans un certain nombre de territoires et de façon toujours plus importante, un nouveau régime de fonctionnement des services techniques urbains.
Ces phénomènes de décroissance tracent un contexte souvent inédit pour les pouvoirs publics et les acteurs économiques. Dans un contexte de contraintes budgétaires croissantes pour les collectivités, la décroissance urbaine fait office de pression supplémentaire. Elle offre malgré tout des possibilités de repenser l’action publique autrement.
C’est ce qui a poussé par exemple une collectivité comme Roubaix à intégrer la réalité de la décroissance dans sa stratégie urbaine générale. Cela implique de chercher à valoriser les espaces vacants, d’essayer de trouver de nouveaux canaux par lesquels passer dans une logique de « soin territorial », et non plus simplement dans une dynamique d’équipement et d’aménagement classique.
À Leipzig, cela s’est aussi traduit par la facilitation d’un certain nombre d’initiatives venant directement de porteurs de projet pour développer de nouveaux usages de la ville et de nouvelles façons d’aménager le territoire.
Concrètement, la ville a favorisé le développement de projets d’auto-réhabilitation de certains immeubles vacants, comme l’initiative des Wächterhäuser (« maisons gardées ») où les locataires (souvent des artistes qui s’en servaient comme atelier) s’engageaient à restaurer eux-mêmes leurs bâtiments contre un loyer symbolique d’un euro. De nombreuses autres initiatives pour repenser l’espace public, ou développer de nouvelles pratiques alimentaires et agriculturales en ville ont aussi permis de revisiter la boîte à outils des aménageurs traditionnels et d’imaginer d’autres formes de valorisation de l’espace. À ce titre, les villes connaissant des processus de décroissance sont souvent considérées comme des laboratoires passionnants d’expérimentation.
Dans le domaine des réseaux, les opérateurs historiques ont également dû revisiter leurs modèles techniques et économiques pour s’adapter aux processus émergents de décroissance.
À Magdebourg, capitale du Land de Saxe-Anhalt en Allemagne, cela s’est traduit par le fait d’adopter un tarif solidaire pour l’eau à une échelle infra-régionale, la ville-centre payant un peu plus que si elle s’approvisionnait seule pour que les territoires alentours, avec qui le réseau est mutualisé, puissent payer le service à un prix raisonnable (et huit à douze fois moins cher que s’ils avaient dû fonctionner sans être dans le système mutualisé).
La décroissance n’est donc ni une fatalité ni un cauchemar urbain. Elle peut être l’arrière-plan d’une stratégie de résilience, qui permettrait d’en absorber les chocs lents.
Un certain nombre de territoires ont su intégrer progressivement les caractéristiques de cette bifurcation territoriale et faire évoluer leurs référentiels d’action et leur ingénierie. Si l’attention médiatique a souvent eu tendance à se focaliser sur Détroit, aux États-Unis, mise en scène comme la capitale de la décroissance urbaine, il faut rappeler que cette ville aux dimensions hors normes constitue de ce fait un exemple un peu hors champ.
La décroissance ordinaire est plus à trouver dans des villes petites et moyennes, plus en marge des circuits de la mondialisation, où les besoins en animation territoriale, en ingénierie sont souvent marqués, et où la contrainte budgétaire cadre fortement l’action publique.
Dans les nouveaux arrangements qui se mettent en place à l’occasion d’une transition vers la décroissance urbaine – qu’elle soit le plus souvent subie ou dans de rares cas choisie – l’enjeu principal demeure identique. Il s’agit de savoir dans quelle mesure les stratégies d’adaptation à cette décroissance permettent ou permettront de préserver un certain équilibre territorial et d’éviter une aggravation des inégalités socio-spatiales, tout en permettant de changer la perception sur les potentiels urbains et la valeur des lieux.
Tous les numéros de « La revue de l’Institut Veolia – Facts Reports » sont disponibles sur le site dédié.
Daniel Florentin, Maître-assistant en environnement et études urbaines, Mines ParisTech
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons.
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09/12/24 à 11h08 GMT