Par Héloïse Prévost, pour Asfodevh, Enda Europe
Un projet de transformation agro-alimentaire : " Des tomates en toutes saisons "
Les projets de transformation agro-alimentaire se multiplient en Afrique sub-saharienne, pour faire face à l'augmentation de la production agricole maraichère. La tomate, produit fragile, connaît une récolte limitée à une courte et abondante saison. Des pertes importantes sont constatées, faute de possibilités du marché local à absorber toute la production sur un temps réduit. Soutenir la transformation de produits frais dont la demande est permanente toute l'année, tel est le défi que s'est donné Asfodevh (Association pour la Formation en Développement Humain), afin d'accompagner des acteurs et actrices dans la production de sauce tomate " en toutes saisons " destinées aux consommateurs locaux de ses régions d'implantation.
Suite à une expérimentation au Mali, un procédé traditionnel italien a été identifié : grâce à quelques outils simples, la technique permet la transformation et la conservation des tomates en produisant une sauce tomate de qualité, dont la fabrication pourrait créer une source de revenus pour des groupements locaux.
L'association s'est attelée à dispenser une formation technique à la transformation et conservation de la tomate dans cinq pays où ses cellules sont implantées : le Bénin, le Burkina Faso, le Mali, le Niger, le Togo, intégrant une perspective genre. Destinée à un public mixte, la formation a été l'occasion d'observer dans la pratique et d'instaurer entre les participant·e·s un débat sur les mécanismes socio-culturels qui instaurent ou maintiennent une division du travail " traditionnelle " entre femmes et hommes. Nous illustrerons ce projet par l'exemple du Bénin où le projet a été lancé en novembre 2009 et s'est déroulé durant 3 ans.
Contexte
La formation a été dispensée dans le sud du Bénin, région qui connaît deux saisons des pluies par an, ce qui favorise la culture de tomates. Elle s'est adressée à des membres de groupements déjà actifs dans la transformation de produits agricoles. Le groupement est une forme organisationnelle dont les membres se rassemblent plusieurs heures par semaine afin d'effectuer en commun des activités de production, de formation ou d'entraide. L'activité de transformation de produits agricoles est usuellement pratiquée par les femmes dans la sphère domestique (repas familiaux) et par des femmes et des hommes quand il s'agit de produire pour le marché. Les femmes sont généralement majoritaires dans les groupements, dont l'activité requiert beaucoup de temps et d'efforts pour un faible " rendement ". Dans le cadre de la formation, les groupements facilitent le processus de transfert des connaissances, la distribution des outils et le développement de l'activité. Sept des dix groupements dont on retracera ici l'expérience, pratiquaient, avant de participer à la formation, la transformation de produits agricoles locaux.
Tableau 1 - Groupements étudiés
* Il s'agit du temps consacré aux activités du groupement par les présidentes de groupement. A l'exception de l'UGPAT et de l'UEA où les réponses ont été fournies, respectivement, par le coordinateur et la chargée des affaires féminines.
Source : Enquête de terrain juin 2012 ; " Le processus d'empowerment des femmes dans les projets de développement ", H. Prévost.
La formation: un vecteur d'empowerment pour les femmes mais une difficile distanciation des rôles assignés selon le sexe
Asfodevh a proposé aux participant·e·s, d'observer finement durant les formations les rapports entre les femmes et les hommes au sein de l'activité mise en place : répartition des tâches et des responsabilités, budget temps, conditions d'accès et de contrôle des ressources. La formation a été conçue de façon à ce que chacun·e s'approprie la technique enseignée, en manipulant tous les ustensiles utiles à la transformation, sans assigner de tâche spécifique aux femmes ou aux hommes. Une enquête sociologique effectuée après les cycles de formation, a cependant permis de constater qu'une réassignation des rôles sexués traditionnels tendait tout de même à s'opérer.
Une distribution sexuée qui affecte aux femmes les tâches les plus pénibles et les moins gratifiantes
Une contradiction a pu être observée entre les représentations liées à la distribution et le partage réel des tâches entre les femmes et les hommes, sur la base des témoignages recueillis. Malgré les consignes de non différentiation des tâches selon le sexe durant les formations, différents membres des groupements mentionnent que les travaux requérant de la force sont pris en charge par les hommes. Un des formateurs indique que " les travaux de force se font par les hommes et aussi les écritures. D'autres travaux sont pris en charge par les femmes, les (moins durs et autres) ". Pourtant, en listant de façon détaillée les différentes tâches, il apparait que ce n'est pas tant la force requise que la pénibilité d'une tâche et sa valeur sociale associée (son caractère gratifiant ou non) qui guiderait plutôt l'assignation différenciée aux femmes ou aux hommes.
Plusieurs formateurs attestent que la préparation et la manipulation du petit outillage (le kit de transformation, notamment une petite presse) sont principalement effectuées par les hommes dans les groupements mixtes. Une femme, membre de l'association, précise : "Il a été observé que la manipulation d'outils est presque systématiquement prise en charge par les hommes alors que les femmes seront chargées des tâches plus pénibles. Cela s'est vérifié avec l'allumage du feu. Lorsqu'il s'agit d'un feu au charbon, ce sont alors les femmes qui vont chercher le charbon, le ramènent et allument le feu. Pendant ce temps, les hommes discutent entre eux. Lorsqu'il s'agit d'un feu au gaz, ce sont les hommes alors qui s'en chargent. Dès qu'il est nécessaire de manipuler les outils et de travailler avec les machines, les hommes prendront alors l'initiative et les femmes leur laisseront la place. Lors des formations techniques, il a été aussi observé que ce sont les femmes qui balayent le sol, lavent les tomates. "
On note donc que les femmes se chargent, ou sont chargées, des tâches renvoyant au travail domestique (balayer, préparer et laver les tomates, récupérer la sauce) et des tâches les plus pénibles, requérant de la force (aller chercher le charbon ou porter les paniers de tomates). Ce constat n'est pas sans rappeler différentes études attestant que les travaux effectués par les femmes dans le domaine agricole sont les plus pénibles et sont effectués sans outil. Comme le souligne Paola Tabet, " lorsque les deux sexes s'adonnent à l'agriculture, ce sont les opérations les plus longues monotones et continues et en général les opérations à main nue qui sont attribuées aux femmes ". En revanche, les tâches mieux valorisées socialement, supposées requérir une " expertise " technique, sont prises en charge par les hommes : c'est le cas de la manipulation de la presse, outil domestique des femmes italiennes mais qui acquiert, par la transposition dans un autre contexte socio-culturel, une valeur sociale liée à la technicité que seuls les hommes sauraient utiliser.
On retrouve ici les deux principes de la division sexuelle du travail. Le principe séparateur : il y a des " tâches d'hommes " et des " tâches de femmes ". Et le principe hiérarchique : les hommes s'attribuent les tâches les plus valorisées, dans un contexte socio-culturel donné, et laissent aux femmes les autres qui s'apparentent aux tâches domestiques.
Une technique qui renvoie aux rôles domestique et maternel
Certains aspects ayant trait à la formation renvoient les femmes aux rôles domestique et maternel et reflètent une imbrication entre les sphères productive et reproductive. Ceux-ci concernent en premier lieu la technique enseignée. Certain·e·s membres d'Asfodevh estiment que si la formation connaît un tel succès, c'est justement parce qu'elle renvoie à une technique " de type domestique ", même si elle s'applique dans le cadre d'une activité productive. Un formateur indique que les femmes " utilisent au maximum la technique " au sein des groupements pour ne plus avoir à écraser les tomates chez elles. D'un côté, l'activité de transformation induite par la formation représente une charge supplémentaire ; de l'autre, elle permet un gain de temps sur le travail domestique, quand la production est auto-consommée. La possibilité d'avoir des réserves alimentaires sur une plus longue période de l'année a représenté un avantage qui valorise le rôle de mère par l'apport aux enfants d'une alimentation saine " en toutes saisons ". Cependant, identifier les femmes avant tout par leur fonction maternelle nourricière, et les inciter à s'identifier principalement à ce rôle dans une activité économique peut avoir des effets pervers. Le privé reste l'espace de reconnaissance sociale pour les femmes et la maternité la première source de valorisation. Le clivage entre public (aux mains des hommes) et privé reste ainsi prégnant.
Par ailleurs, la majorité des femmes ont indiqué que leur objectif premier est l'augmentation de revenus. Ce gain supplémentaire peut avoir de nombreux effets positifs sur l'autonomisation des femmes, leur estime de soi, leur affirmation de soi, la prise de décision dans la famille. Les réponses fournies par plusieurs femmes des groupements sur l'utilisation des revenus issus des ventes de produits, indiquent qu'ils sont été réinvestis dans la sphère familiale afin d'affronter les dépenses de consommation notamment envers les enfants. Ainsi, les gains économiques des femmes n'engendrent pas forcément de changements dans les rapports sociaux de sexe au sein de la famille ou dans la société, ni plus d'autonomie pour les femmes.
Des responsabilités qui restent hors de portée des femmes
L'observation des pratiques organisationnelles a montré que les fonctions ayant un lien direct avec la sphère publique étaient souvent prises en charge par les hommes, même si certains groupements sont présidés par une femme. Les groupements sont généralement dotés d'un " bureau " composé d'un·e secrétariat, un·e trésorière, ou autres fonctions de représentation. Si la présidence est généralement assurée par une femme, ces autres fonctions peuvent être prises en charge par les hommes, même s'ils sont largement minoritaires. C'est le cas d'un groupement qui rassemble 40 femmes et seulement 2 hommes mais ceux-ci " gardent le secrétariat ". Ce même cas de figure s'est présenté dans plusieurs groupements. Le secrétariat représente des responsabilités importantes dans la mesure où celui ou celle qui en est chargé·e peut être l'interlocuteur-trice des partenaires extérieurs du groupement à égalité ou avec le ou la présidente. En général, le ou la secrétaire bénéficie d'une reconnaissance sociale au sein du groupement et donc d'une certaine autorité. Un formateur explique l'assignation de cette responsabilité aux hommes par le fait qu'ils sont plus nombreux à être alphabétisés. En zones rurales, beaucoup de femmes ne savent ni lire ni écrire et ne peuvent donc pas prétendre à ces responsabilités. Au Bénin, le taux d'alphabétisation des femmes adultes est de 54% de celui des hommes, selon les données de l'Unicef (données 2005-2010). Dans les zones rurales, ce taux est plus faible. Lorsque le groupement est non mixte, le secrétariat est pourtant assuré par une femme. Cette situation révèle un enjeu important de formation des femmes à l'écriture et la lecture afin de réduire les inégalités entre les membres du groupement et leur permettre de contrôler leurs organisations. Cet enseignement de base reste un facteur d'inégalités entre femmes et hommes et entre les femmes elles-mêmes.
Un homme interrogé indique souhaiter devenir le porte-parole de son groupement. Le ou la porte-parole représente les intérêts du groupement auprès des partenaires, des instances locales, des unions, défendant les droits des membres. Ce rôle assumé par un homme dans un groupement de femmes peut engendrer une reproduction sociale du " plafond de verre ", reléguant les femmes hors de la sphère publique. Cette délégation est facilitée par le fait que les hommes bénéficient d'une plus grande mobilité que les femmes. Ils ont moins de responsabilités domestiques et ne doivent pas attendre l'autorisation de leur épouse pour se déplacer. Il est donc plus facile pour eux de remplir ce rôle de porte-parole dans la mesure où ils peuvent se rendre partout, contrairement aux femmes. Elire/désigner un homme comme porte-parole est un choix " de facilité " immédiate qui ne permet pas de changement social ni de tendre vers plus d'égalité entre les femmes et les hommes.
Des perspectives de changement
Même si la division sexuelle du travail et l'assignation aux rôles sexués restent prégnantes, des perspectives de changement ont émergé. Différents formateurs-trices ont noté des évolutions dans l'assignation des tâches entre femmes et hommes au sein des groupements durant les mois suivant la formation. L'un indique un changement " car ils (les membres du groupement) se sentent responsabilisés ". La formation a permis " une meilleure répartition des rôles pour un meilleur rendement, une meilleure gestion ". Quelques-unes des femmes interrogées ont souligné que ces nouvelles compétences leur confèrent un sentiment de fierté. Pour une des formatrices, il s'agit d'" une formation qualifiante qui les honore ", notamment en raison de la diminution du gaspillage de tomates. D'après une des membres de l'association, les femmes formulent leurs objectifs de façon davantage professionnelle et proposent leurs idées et opinions au sein du groupement avec plus de clarté et de pertinence.
On voit donc que l'acquisition de ce nouveau savoir-faire peut jouer sur différents éléments : évolution du regard de la personne sur elle-même (les femmes savent qu'elles maîtrisent un savoir-faire utile et l'affirment), autoreconnaissance de ses propres aptitudes (confiance en soi), prise de parole en public (avec les nuances soulignées). Ces éléments se rattachent à différentes formes du processus d'empowerment : le pouvoir individuel dit pouvoir intérieur (gain d'estime et de confiance en soi), ainsi que le pouvoir de, individuel et collectif, avec l'acquisition de nouvelles capacités reconnues (selon la grille proposée par Sophie Charlier).
La reconnaissance du travail des femmes : un enjeu de changement social
Il n'est pas conféré de reconnaissance formelle, institutionnelle des compétences acquises dans le cadre de ce projet. La délivrance d'un certificat, affirmerait la valeur de ce savoir-faire et en légitimerait la maîtrise pour les personnes ayant suivi la formation. Cependant, faire accéder les participant·e·s à un statut professionnel est " à double tranchant ". La formalisation des activités économiques oblige à déclarer les activités et payer des impôts sans pour autant que cela n'ouvre de droits, comme la sécurité sociale. L'absence de reconnaissance des activités agricoles des femmes, comme du travail, reste majoritaire dans les zones rurales. Interrogée sur l'activité qu'elle avait avant de participer à la formation, une présidente répond spontanément n'effectuer " aucune activité ", puis précise, entre parenthèses, qu'elle " aidait son mari pour son champ ". Un des formateurs explique que ce discours (les femmes présentées et se présentant comme " ne travaillant pas " alors qu'elles travaillent aux champs avec leurs maris) est lié au fait que l'activité ne rapporte pas d'argent. Ce témoignage révèle combien la reconnaissance du travail ou du savoir-faire féminin reste un enjeu vecteur de changements sociaux et peut permettre de tendre vers plus d'égalité entre les femmes et les hommes.
Méthodes de l'enquête sociologique :
L'enquête sociologique a été effectuée dans le cadre de recherches du mémoire " Le processus d'empowerment des femmes dans les projets de développement " (Héloïse Prévost, 2012) pour le Master I " Genre, Egalité et Politiques sociales " (Université de Toulouse II). Une étude de données secondaires (analyse de documentation officielles et interne à l'association) a d'abord été réalisée. Ensuite, des questionnaires ont été distribués à cinq formatrices et formateurs de l'association afin de recueillir des informations, des données et des avis sur les changements constatés, les impressions de résultats liés à la formation technique et à la formation genre. Les formatrices et formateurs ont réalisé également des entretiens - sur la base d'un guide d'entretien qui leur avait été transmis - auprès des membres de groupements et d'unions suivis (neuf entretiens de membres de groupements et deux de membres d'unions). Enfin, des entretiens semi-directifs ont été effectués auprès de membres de l'association (cellule Bénin, cellule France, commission genre).
06/05/24 à 12h32 GMT