Ce texte est le deuxième de 3 articles. Il a été co-rédigé avec Monique Henry du CEGEP de St-Laurent (Québec).
Dans un précédent article, on a présenté les problèmes posés par les eaux "agressives" ou "incrustantes" quant à la qualité de l'eau et aux coûts d'exploitation des réseaux (pompage, entretien...). On va rappeler ici les caractéristiques de ces eaux et les indices permettant de juger de la gravité du phénomène. Plus tard, dans un dernier article, on étudiera les principales méthodes utilisables pour emmener l'eau "à l'équilibre" avant sa distribution.
Ce sont les eaux acides, riches en CO2, qui sont agressives comme le montre l'équation suivante :
CO2 + H2O + CaCO3 ↓ ⇌ (Ca++ + 2 HCO3-).
Dans cette équation, on retrouve du carbonate de calcium peu soluble et du bicarbonate de calcium soluble. En présence d'un excès de CO2, l'équilibre se déplace vers la droite (principe de Le Châtelier) et le calcaire peut passer en solution sous forme de bicarbonate, soluble. La constante de cet équilibre étant :
K = (HCO3-)2 (Ca++)
(CO2)
On voit que pour une eau donnée - dont la dureté calcique et l'alcalinité sont fixés, il n'existe qu'une seule valeur de CO2 pour maintenir l'équilibre et cette quantité est appelée CO2 " équilibrant " :
-Si, dans une eau, le CO2 libre disponible est supérieur à cette valeur: l'équilibre de l'équation antérieure se déplace vers la droite, il y a attaque du calcaire et l'eau est agressive. C'est généralement le cas des eaux douces, peu alcalines et où la valeur de CO2 équilibrant est donc faible.
-Si, dans une eau, le CO2 disponible est inférieur à la valeur d'équilibre, celui-ci est déplacé vers la gauche : il y a précipitation de CaCO3 et l'eau est incrustante. Cela entraîne des dépôts dans les récipients et les canalisations, surtout à haute température car la solubilité des gaz diminue quand la température augmente. Les eaux incrustantes sont souvent des eaux dures, alcalines et où la valeur de CO2 équilibrant est relativement forte et difficile à atteindre.
Le caractère agressif ou incrustant est donc lié à l'alcalinité de l'eau, à sa dureté calcique et à sa teneur en CO2, et donc à son pH.
Le pH de saturation
Le pH théorique, où il n'y a ni précipitation ni dissolution du CaCO3, est appelé le pH de saturation ou pHs : en effet, dans ces conditions, l'eau est juste " saturée " en CaCO3 : elle n'est ni sous-saturée (elle tendrait à en dissoudre) ni sursaturée (elle tendrait à en déposer). Autrement dit, à cette valeur, l'eau n'est ni agressive, ni incrustante.
Ce pHs peut être calculé à partir des constantes d'équilibre bien connues dans la littérature : Ks ou produit de solubilité du CaCO3 et K2 (constante d'acidité de l'acide " carbonique ") selon la formule de Langelier :
pHs = pK2 - pKs - log (Ca++) - log (HCO3-)
Les concentrations doivent être exprimées en moles/L et les constantes varient selon la température et la force ionique (fonction de TOUS les ions présents).
Exemple 1 :
Soit un échantillon de l'eau du Saint-Laurent de pH : 7,95 contenant 32 mg/L de Ca, dont l'alcalinité est de 92 mg/L de CaCO3 et le RSF (résidu sec filtrable) de 205 mg/L.
pK2 = 10,38 et pKs = 8,28
pHs ≈ 10,38 - 8,28 - log (0,032/40) - log (0,092/50) = 2,1 + 3,097 + 2,735 = 7,93
(On n'a pas corrigé ici les constantes pour la force ionique et la valeur de la constante Ks de solubilité varie selon les auteurs et, surtout, selon la variété cristalline de CaCO3...)
-Larson a proposé une formule où 2 termes (A et B) tiennent compte respectivement, de la température et de la force ionique - estimée par le RSF.
-Hoover a développé un nomogramme toujours basé sur la même équation mais où la dureté calcique est exprimée en mg/L de Ca.
-Enfin, il existe des logiciels qui permettent de déterminer le pHs et de faire de nombreuses simulations sur les différents facteurs qui l'influencent.
ATTENTION!
Le pHs n'est utile que pour mesurer le caractère, la tendance de l'eau :
Ce n'est PAS la valeur de pH qu'il faut atteindre!
On verra cependant que le caractère agressif ou incrustant dépend de l'écart entre le pH d'une eau et son pHs. Les eaux agressives ont souvent un pHs élevé (supérieur à 8 - 8,5).
Exemple 2 : Cas d'une eau souterraine (puits) où : [Ca] = 320 mg/L; Alc. = 256 mg/L CaCO3; T° = 15°C; RSF = 600 mg/L et pH = 7,47
Le pHs vaut 7,29 : il est relativement bas (et inférieur au pH de l'eau de ce puits).
Parmi les indices qui permettent de juger de la tendance d'une eau, le plus connu est l'indice de Langelier (IL) ou " index de saturation " (SI) :
IL ou SI = pH - pHs
-Si l'indice est négatif, le pH est inférieur au pH de saturation, l'eau est trop acide : elle est agressive, sous saturée en CaCO3 et dissout le calcaire sous l'action du CO2 agressif.
-Si l'indice est positif, l'eau tend à déposer le CaCO3, formant une couche protectrice... et des dépôts excessifs si le phénomène se poursuit.
Les auteurs ne s'entendent pas sur la valeur absolue de l'indice à partir de laquelle les problèmes sont sérieux : pour certains, l'agressivité est gênante dès que |SI| est supérieur à 0,2; d'autres acceptent 0,5 unité ou même 1 unité d'écart entre le pH et le pHs.
Logiciels de simulation
Certains logiciels permettent (entre autres) de mettre en évidence l'effet des caractéristiques les plus importantes de l'eau : alcalinité, dureté calcique mais aussi, teneur ionique globale, température et présence de certains ions " agressifs " (d'acides forts) : chlorures et sulfates. Ils permettent de simuler l'effet de l'ajout de produits chimiques lors du traitement.
Par exemple, pour une eau extrêmement agressive, les simulations démontrent que :
-L'ajout d'alcalinité seule n'abaisse substantiellement le pHs que pour d'assez fortes doses mais, comme le pH monte, l'indice diminue.
-L'ajout de dureté calcique seule a un effet similaire sur le SI (mais ne corrige pas le pH).
-La température a un effet très important : le pHs diminue fortement quand la température augmente : une eau agressive à 5°C peut devenir incrustante à 60°C!
-La teneur ionique globale tend à augmenter faiblement le pHs.
Pour les eaux agressives et en dehors de l'augmentation de température, la meilleure façon d'abaisser le pHs est donc d'agir à la fois sur l'alcalinité et sur la dureté calcique.
On remarque aussi qu'il est parfois difficile d'atteindre un Indice de Langelier autour de - 0,5 et qu'étant donné l'effet marqué de la température, un indice plus près de 0 à une température de 5 ou 10°C, conduirait à une eau incrustante à 60°C!
Plusieurs indices permettent donc de juger de la tendance d'une eau :
-a) Indice de Langelier
IL = pH - pHs
-b) Indice de Ryznar
IR= 2 pHs - pH
Un indice de 6 ou 7 correspond à une eau à l'équilibre; s'il est supérieur à 7,5, l'eau est agressive et s'il est inférieur à 5, l'eau est incrustante.
-c) Indice de Larson (indice de corrosivité)
IC = [Cl-] + 2 [SO4--]
[HCO3-]
C'est une formule empirique qui illustre le rôle des anions d'acide forts dans la corrosion. Là encore, certains estiment que les valeurs ne devraient pas dépasser 0,2 ou 0,3 et d'autres jugent que les valeurs jusqu'à l'unité sont acceptables.
Le test au marbre et le pH d'équilibre
Expérimentalement, on peut vérifier la réaction d'une eau en présence de CaCO3, vérifier si elle en dissout - et combien, et mesurer le pH vers lequel elle tend une fois " saturée " en carbonate de calcium; ce pH est appelé le pH d'équilibre ou pHé.
Ce test (qui s'effectuait autrefois avec du marbre concassé et durait 24 heures...) s'effectue en présence d'un excès de CaCO3 en poudre, en évitant tout échange avec l'extérieur et en attendant la stabilisation du pH grâce à une électrode plongée dans l'échantillon.
Ce pH diffère généralement du pHs car, au cours de l'expérience une eau agressive par exemple dissout du CaCO3 : son alcalinité et sa dureté calcique augmentent alors que le pHs est calculé sur les valeurs initiales.
La valeur du pHé est assez réaliste, proche de la valeur que le pH de l'eau devrait avoir pour être " à l'équilibre " et est donc utile pour déterminer la correction à apporter. Dans ce même test, on mesure généralement au début et à la fin la dureté calcique et l'alcalinité; on calcule la différence qui correspond à l'alcalinité qu'il faut ajouter et donc qui permet d'en déduire la dose d'agent correctif.
La stabilisation de l'eau fait partie intégrante du traitement et ne peut être considérée comme une simple étape finale. L'exploitant doit prendre conscience de l'impact de tous ses choix sur l'équilibre calco-carbonique.
Les produits utilisés en traitement de l'eau et qui ont le plus d'impact sur l'équilibre calco-carbonique sont les suivants :
-Les coagulants : sels d'aluminium - (chlorures ou sulfates comme l'alun), sels ferriques (chlorures, sulfates) : ce sont des sels acides qui, en s'hydrolysant, consomment beaucoup d'alcalinité et dont l'efficacité dépend fortement du pH au moment de leur ajout.
-Les agents de désinfection :
*-Le chlore gazeux diminue le pH de l'eau à laquelle il est ajouté;
*-Inversement l'eau de Javel est une solution d'hypochlorite de sodium dans la soude caustique et élève le pH;
*-Il en est de même de l'hypochlorite de calcium Ca(ClO)2 qui augmente l'alcalinité et consomme du CO2.
-L'aluminate (Na2O/Al2O3) est alcalin et augmente le pH;
-Le silicate de sodium (Na2SiO3) et la silice activée aux silicates (SiO2/Na2SiO3) augmentent aussi l'alcalinité et cela, d'autant plus que le mélange est plus riche en silice.
Il est clair que les acides forts comme HCl ou H2SO4 ont un effet important sur le pH et sur l'alcalinité au même titre que les bases fortes comme la soude ou la potasse (KOH).
Les logiciels disponibles sur le marché permettent de tenir compte des effets cumulés de ces différents produits en calculant l'alcalinité consommée - ou générée -, le CO2 généré - ou consommé - , la dureté calcique ajoutée ainsi que la variation du pH. Ils permettent à l'exploitant de faire différents scénarios pour simuler ces impacts et en arriver à un choix éclairé.
[TECHEAUA]
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12/12/24 à 10h17 GMT