Echanges d'idées plus ou moins fructueux, conversations sans fin entre Internautes du bout du monde ou simples partages de photos de vacances, la toile a sans doute impulsé une nouvelle dynamique des échanges. Une vigueur dont nul ne saurait se plaindre. Sauf que quinze ans après les débuts de la révolution numérique se fait sentir un besoin de cadre et de règles pour éviter pillages et dérapages en tous genres.
Un sentiment de confusion, de trop plein : c'est ce que ressentent au quotidien des millions d'internautes qui, intrigués, interpellés ou passionnés par un sujet de société, se retrouvent désemparés devant l'abondance d'informations. Selon leur degré de compétence, selon leur niveau de maîtrise et de connaissance des réseaux numériques, ils s'acharnent, trient les données et parviennent à dégager des idées forces. Un travail de Titan, accessible au demeurant à une minorité, qui ne place pas l'immédiateté au premier rang de ses préoccupations. Un travail sans lequel toutes les approximations sont possibles, et toutes les idées reçues véhiculées et nourries sans fin.
En France, mais également partout dans le monde, des intellectuels ont amorcé une réplique. Au premier rang de ceux-ci, Pierre Rosanvallon. Titulaire depuis 2001 de la chaire d'histoire moderne et contemporaine du politique au Collège de France, il reste l'un des dirigeants incontournables de l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS). Face à la jungle que constitue potentiellement Internet en tant que lieu de débat, il a fondé la " Vie des Idées ", un site de très haute tenue, entièrement voué aux échanges. " Coopérative intellectuelle, lieu de débat et atelier du savoir, la Vie des Idées veut être un réseau de compétences qui dépasse les frontières géographiques et croise les champs disciplinaires, tout en cherchant à rester accessible au plus grand nombre ", indique l'historien pour expliquer sa démarche.
Garder la maîtrise du débat, garantir la parole de tous dans le respect du champ démocratique, c'est aussi la volonté du site Hyperdébat, fondé en 2002 et animé par Eric Lombart dans le cadre de l'Association pour la promotion de l'information. Il annonce ainsi son ambition : " donner de la visibilité et du sens à l'expression citoyenne ". Les animateurs de ce réseau se présentent comme les garants des bonnes pratiques des échanges numériques. Dans leurs pages, constamment " surveillées " par un facilitateur, ils balisent de quelques principes forts les propos, dans le fonds comme dans la forme : égalité d'accès au débat, objectivité, exhaustivité, lisibilité, visibilité et traçabilité.
Ce dernier point est majeur et fait l'objet de nombreux questionnements pour l'ensemble des usagers du Net. Tout se passe comme si la toile était vouée à être un vaste forum, sans autre règle que...l'absence de règle, où la diffusion de tout, partout est autorisée. Par principe, il n'y a pas de droits, pas de propriétaires, juste une gigantesque toile où les données s'échangent sans contrôle, ou si peu.
" Une grande vigilance s'impose, observe Arnaud Nourry qui dirige Hachette Livre, numéro un de l'édition en France et qui constate comme ses pairs, l'émergence d'une profusion de sites de partages de fichiers ". Pour lui s'ouvre le temps " de nouvelles stratégies d'autodéfense et de conquête " où les Pouvoirs publics doivent à l'évidence prendre leurs responsabilités. Raisonnablement, personne ne peut imaginer que les technologies numériques peuvent être ces machines à aspirer, diffuser mais aussi, le cas échéant, transformer, dénaturer ou utiliser à des fins détournées des contenus patiemment imaginés, construits et écrits dans les universités ou dans le calme d'un bureau d'écrivain. " Pour la première fois de ma carrière, alors que je venais de rencontrer un écrivain qui m'a déposé son manuscrit et à qui je venais de proposer un contrat, l'auteur m'a fait part de son interrogation : comment pouvais-je lui garantir que ses écrits n'allaient pas être " récupérés " sur le net et diffusés sans aucun contrôle ? Il avait une conscience aigüe de son " droit de propriété ". En plus de vingt ans de carrière, cela ne m'était jamais arrivé ", raconte Karine qui exerce dans une grande maison d'édition avec la charge du secteur sciences humaines.
Qu'ils opèrent dans la littérature ou dans le secteur de la musique, les éditeurs " classiques " ont pris conscience du formidable effet démultiplicateur d'Internet, capable de garantir une diffusion du savoir et de la culture dans des proportions jusque là inenvisageables. Mais dans le même temps, ces acteurs du monde la culture et des idées ont pris la mesure des risques encourus. Alors que le domaine de la musique et, dans une moindre mesure, celui du cinéma sortent ravagés et quasi-démantelés après une décennie de règne numérique, le secteur du livre, lui, a tenté et réussi à limiter les dégâts. En passant des accords avec les géants du secteur - Amazon, Google et autres Apple - en étant d'une vigilance accrue sur ce qui se passe sur la toile et en se mobilisant à tous les étages de la profession, le secteur de l'édition s'en tire plutôt mieux que d'autres pans de l'économie de la culture.
L'écrit, l'imprimé, est peut être en passe de réussir son pari de rester la référence intangible auprès du grand public, tout en utilisant à son profit les ressources inépuisables du Net. Ainsi, quand quelques grands éditeurs - dont Hachette Livre en France en partenariat avec la société US Lightning Source - mettent en place " une impression à la demande ", c'est tout un monde de professionnels du livre qui entend ainsi reprendre le contrôle de la diffusion des oeuvres et garantir le respect des droits des auteurs. Préserver la création, la connaissance, de nos propres démons, passera nécessairement par une institutionnalisation des règles de bonne conduite sur le Net. A commencer par l'acceptation d'un principe aussi bien de base, que de bon sens : la qualité a un prix. Lequel sommes-nous prêts à payer ? Site la " Vie des Idées " (2069 hits)
06/05/24 à 12h32 GMT