Par Valérie Masson-Delmotte, Université Paris-Saclay et Youba Sokona, UCL pour La conversation / Crédit Photo : Shutterstock
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Cet article est publié dans le cadre du Forum international de la météo et du climat, qui s’est tenu à Paris du 25 au 28 mai 2019 et dont The Conversation était partenaire. Retrouvez toutes les infos sur le site du Forum : forumeteoclimat.com.
À l’heure où des milliers de jeunes délaissent écoles et universités pour descendre dans la rue en faveur du climat, des citoyens s’approprient le rapport spécial du GIEC d’octobre 2018. Ce dernier portait sur les conséquences d’un réchauffement climatique global de plus de 1,5 °C à l’horizon 2100.
Publiée sur Wikisource le 2 mars dernier, la traduction citoyenne en français du rapport a bénéficié d’un large écho. Lancée par des traducteurs amateurs sur leurs pages personnelles, partagée par de nombreux internautes, relayée par les médias sociaux et traditionnels, elle circule désormais au sein du public francophone, en Europe, en Afrique ou au Québec.
Petite sœur officieuse d’un document officiel à destination des décideurs du monde, elle s’adresse aux politiques autant qu’aux citoyens, leur rendant intelligible un document rédigé en anglais, soi-disant connu de tous, mais lu par très peu.
Un constat politique
Cette initiative est née du constat de Brice Montagne, citoyen français engagé pour l’action climatique en Europe. Le 5 février, il interpellait publiquement la chambre des députés du Luxembourg, son pays de résidence :
« Le rapport du GIEC, qui a été publié en automne 2018, détaille tout ce que nous devons faire et tout ce à quoi nous avons affaire. J’ai une question pour vous : qui a lu ce rapport ? »
Aucune main ne se leva dans l’hémicycle. Possible confusion entre acronymes français GIEC et anglais IPCC, l’excuse sera invoquée par la suite. Au-delà de l’anecdote, la large majorité d’hommes et de femmes politiques semble ne pas avoir lu le court « résumé pour décideurs » d’une trentaine de pages en anglais.
Comment prendre les bonnes décisions politiques sans s’être au préalable approprié le constat scientifique ? Une question que Valérie Masson-Delmotte s’est posée en octobre 2018 lors de son audition au Sénat.
Cette évaluation de l’état des connaissances par la communauté scientifique a justement pour visée d’éclairer les choix politiques, de manière neutre et non prescriptive : pourquoi dès lors un rapport pourtant approuvé par tous les pays n’est-il pas systématiquement discuté en session plénière dans les parlements ?
La langue, un frein majeur
Le rapport du GIEC expose de manière rigoureuse, sur la base des travaux de recherche mondiaux, les voies d’action possibles, et autant de pistes de solutions pour les décideurs. Il insiste sur l’urgence de « transitions sans précédent historique » dans tous les secteurs d’activité autant que sur les transformations permettant de réduire les rejets de gaz à effet de serre tout en permettant à tous de vivre mieux et dignement.
Il met également en évidence les conséquences graves des risques climatiques pour les populations et la préservation de la biodiversité en cas de retard à agir ou d’inaction.
Comment mobiliser des milliards d’humains à une cause légitime si les politiques ne l’ont pas intégrée ? Ouvrir directement la voie à la conscience citoyenne pourrait constituer une alternative. Or pour la plupart des gens, leur langue natale constitue un frein indéniable à l’accessibilité du document, publié initialement en anglais.
Sur le site Internet du GIEC, les traductions dans les autres langues de l’ONU (russe, espagnol, chinois, arabe et français) sont annoncées mais encore en cours de relecture. Ce délai de six mois entre la publication du rapport, sa couverture médiatique et son accessibilité dans d’autres langues est un frein majeur à son appropriation par les citoyens non anglophones.
Dans une démarche transfrontalière et pan-européenne, Brice Montagne lance un appel sur une idée d’une amie de longue date, Eva Girodon. Frédéric Conrotte, un citoyen belge proche de Brice, propose les meilleures solutions collaboratives disponibles sur la toile. Une équipe de personnes motivées se mobilise spontanément, et ses rangs grossissent à mesure que le projet gagnera d’autres langues, d’autres contrées.
Pour le seul français, c’est au total une petite vingtaine de personnes qui y ont consacré des soirées entières, l’ont relue attentivement, comme Florence Gavelle, ou y ont apporté des modifications sporadiques. De l’idée à la publication, moins de quatre semaines s’étaient écoulées !
Une démarche rigoureuse
Si la démarche se veut citoyenne et bénévole, la crédibilité ne sera atteinte qu’au prix d’une rigueur quasi professionnelle ; le choix des mots est pesé, les traductions des précédents rapports sont passées au crible, les discussions s’ouvrent entre traducteurs de tous horizons pour les concepts complexes ou les dénominations spécifiques.
La version française sera la première à aboutir, suivie de la version portugaise. Les documents sont hébergés sur la plate-forme collaborative Wikisource, où se trouvent déjà de nombreux documents historiques de grande importance dont le procès de Galilée. Symbolique puissante pour les rapports du GIEC, qui font également partie de l’histoire des connaissances essentielles que l’humanité a produites.
Dès le départ, la démarche se veut transparente et le service juridique du GIEC est informé avant même que la version anglaise ne soit passée, dans un premier temps, à la traduction automatique, seule étape informatisée d’un exercice dont toutes les étapes suivantes reposeront sur l’intelligence humaine collective.
Depuis lors, le document en français a été consulté près de 30 000 fois : un véritable succès pour le résumé d’un texte qui reste très technique.
Un écho aux recommandations du GIEC
Le GIEC n’a pas pour mandat de produire des adaptations de ses rapports d’évaluation pour tous les publics. Dès lors, cela demande de mobiliser d’autres acteurs et des outils de communication adaptés – produits dérivés en quelque sorte, pour la diffusion des connaissances vers différents types d’audiences. C’était la conclusion du groupe d’experts réunis par le GIEC pour une réflexion sur la communication qui s’est tenue en février 2016 à Oslo.
Ces « produits dérivés » sont des outils de communication dont l’initiative et l’origine n’émanent pas du Groupe d’experts, mais dont les visées et les objectifs répondent à ses besoins de communication. Initiatives nationales ou citoyennes, publiques ou privées, elles sont à la fois bénéfiques et nécessaires, elles témoignent de l’appropriation des messages scientifiques par chacun des acteurs, fussent-ils décideurs ou citoyens.
L’aspect novateur de la démarche citoyenne actuelle est qu’elle ouvre les portes à la relecture attentive par des membres du GIEC du travail fourni par ces citoyens, même si leur initiative ne veut en aucun cas se substituer à une traduction officielle. Youba Sokona et Thelma Krug, vice-présidents du GIEC, ont d’ores et déjà marqué avec enthousiasme leur soutien bienveillant à cette initiative et relu l’un la version française, l’autre la portugaise.
Un effet boule de neige
La puissance d’une initiative citoyenne de ce type est de fédérer politiques, citoyens et experts, transcendant les intérêts des parties pour une cause commune – res publica d’aujourd’hui et monde de demain.
Impertinente, elle s’insinue dans la classe politique et ouvre le débat, imposant les préoccupations citoyennes à l’ordre du jour des discussions des décideurs. Transparente et innovante, elle propose des méthodes performantes (wiki) pour une relecture collégiale, impliquant citoyens ou scientifiques, auteurs ou non du rapport.
Par son efficacité, elle bouleverse le calendrier des experts et se présente à eux en soutien. C’est à travers la langue populaire que ce message d’experts fait désormais les titres des médias grand public. Partie d’un petit pays berceau de l’Europe, elle essaime vite hors des frontières et des continents, et prend son envol dans l’air du temps.
Comme le changement climatique que nulle frontière n’enserre, la démarche citoyenne se répand : aucune langue n’est prioritaire, aucun ordre établi, seule compte la motivation de celui ou celle qui la parle et se fait porte-parole des conclusions du GIEC, sans en avoir l’aval ou la validation, mais en toute légitimité puisque conforme à une stratégie de communication structurée mais ouverte, citoyenne dans son essence, scientifique dans sa substance.
Cette initiative citoyenne renforce celle des décideurs urbains qui ont, eux aussi, produit une adaptation (en anglais uniquement) du résumé pour décideurs du rapport ; ou encore celle de l’Office for Climate Education, qui a produit (en anglais, français et allemand) une adaptation du résumé pour les enseignants.
Peut être la première étape d’une adaptation des « résumés pour décideurs » en « résumés pour citoyens » ?
Cet article a été co-écrit par Brice Montagne, Frédéric Conrotte et Bénédicte Hennico, citoyens ayant initié et/ou participé à cette initiative collective de traduction.
Valérie Masson-Delmotte, Chercheuse en sciences du climat, Laboratoire des sciences du climat et de l’environnement, directrice de recherche au CEA (Commissariat à l’énergie atomique), Université Paris-Saclay et Youba Sokona, Vice-président du GIEC et professeur honoraire, UCL
La version originale de cet article a été publiée sur La Conversation.
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12/12/24 à 10h17 GMT