Le coq avait à peine chanté aux premières heures de la journée du mercredi 11 octobre 2023 que Monsieur Roger Essi Elanga était déjà debout, tiré à quatre épingles. L’ex-cadre de la défunte Snec (aujourd’hui Camwater ; ndlr) doit répondre présent au tribunal de première instance de Bengbis, département du Dja-et-Lobo, région du Sud-Cameroun, au plus tard à 7h. Il fait l’objet d’une plainte adressée par Thomas D’Aquin Emane Emane, pour « trouble de jouissance et destruction », lit-on sur le rôle d’audience publique ordinaire en matière correctionnelle et de simple police. Malgré la ponctualité du sexagénaire (67 ans), son procès s’ouvre autour de 13h 30. A peine l’audience ouverte, qu’elle est renvoyée dix minutes après au 8 novembre prochain, pour constitution régulière du tribunal, citation de la partie civile et débats éventuels, précise le président du tribunal, Emérence Mbema Momboum, magistrat.
Ce scénario, Roger Essi Elanga, habitant de Yanda et retraité depuis 2016, n’est pas prêt de l’oublier, lui qui l’a vécu comme une humiliation. « C’est la première fois que je fais face à la justice, depuis ma naissance. Même durant mes 38 ans passés à la Snec, je n’ai jamais eu de problème », confie-t-il en écrasant quelques larmes. Il a d’ailleurs passé deux jours dans la cellule du commissariat spécial de Bengbis, du 4 au 5 octobre pour la même affaire. En effet, il est lui est reproché d’avoir retiré des bidons sur les troncs de palmier qui appartiendraient à Thomas D’Aquin Emane Emane. S’il est vrai que M. Essi reconnaît avoir retiré ces bidons, il justifie son acte. « M. D’Aquin est allé abattre six troncs de palmier en juillet sur notre terrain pour en extraire le vin. Malgré ma mise en garde, il s’est obstiné. Le terrain ne m’appartient pas. C’est celui de la famille. Je ne suis que le gardien en tant qu’aîné », fait savoir M. Essi Elanga.
Le demandeur fait valoir que c’est sa mère qui travaillait sur ce terrain et le mettait en valeur avant qu’il ne soit mis en jachère. Position que dément Moïse Ndiba Mvomo, témoin du défendeur, pour qui le père de M. Emane Emane, Emane Mvomo, est venu « demander » une parcelle à Yanda, village voisin, pour construire une maison. « Ils sont allés abattre les palmiers sur la parcelle d’autrui. L’espace ne leur appartient pas. Ils viennent de Ngounayos, village voisin », confie notre interlocuteur. De sources concordantes, l’un des frères de Thomas D’Aquin Emane Emane, Blondel Bitoumou Emana, magistrat de profession, aurait voulu acheter un terrain à Yanda à hauteur de 200 000 F.CFA, sans succès parce qu’il ne serait pas de la localité. Il se murmure également que c’est le magistrat qui serait en train de tirer les ficelles en mettant son frère en avant dans le cadre de la procédure.
Le conseil d’Essi Elanga reste confiant. Sur six chefs d’accusation qui pesait sur son client, deux ont été retenus, à savoir la rétention sans droit de la chose d’autrui et le trouble de jouissance. Ce qui est une avancée. « La procédure est en cours et nous faisons confiance à la justice de notre pays », souligne Me Claude Bakwo.
Le droit foncier coutumier en quête de reconnaissance
Alors qu’on est en face d’un litige foncier qui est en train de se muer en infraction pénale, le procès de Roger Essi Elanga relance le débat sur la reconnaissance du droit coutumier. De l’exploitation faite sur place, le terrain querellé a une superficie d’un demi-hectare. « Ces terrains sont des terrains coutumiers. C’est pourquoi nous avons donné le conseil à notre client de faire recours au chef traditionnel et au chef de terre (sous-préfet, ndlr) pour délimiter et déterminer les propriétaires. En tant que Bantou, ce genre de litige ne devrait pas se retrouver directement devant la justice sauf si la tenue des palabres au village n’a pas abouti », lâche le conseil de M. Essi Elanga. Des informations recueillies sur le terrain, il n’y aurait aucun document qui atteste que M. D’Aquin Emane Emane est propriétaire de la parcelle querellée. Du côté de la famille de M. Essi Elanga, l’on indique qu’il n’y a aucun élément matériel qui atteste leur propriété foncière. « Notre document c’est la caféière. Selon la coutume, nous connaissons les limites du terrain y compris ceux qui réclament cette parcelle », déclare Roger Essi Elanga.
Le 18 décembre 2020, une note de politique foncière élaborée et présentée par la société civile camerounaise préconisait entre autres l’importance du droit coutumier sur la propriété de la terre. Chaque tribu, explique le document, a son droit foncier coutumier qui reconnaît au village la propriété de tout son terroir. La proposition faite par la société civile en marge du processus de réforme foncière en cours au Cameroun (la dernière loi date de 1974) recommande que la loi foncière reconnaisse à chaque village la propriété de son terroir traditionnel. La société civile estime que ces terres traditionnelles sont incessibles et doivent être gérées de manière participative et pour le bien de toutes les populations du village.
Plaidoyer pour la place des chefs dans les procédures foncières
Le document propose que l’on se prononce sur la propriété coutumière de la terre et une plus grande intégration des communautés locales dans la gestion et le processus d’attribution des terres. Il a été élaboré dans le cadre du projet LandCam visant à sécuriser les droits liés aux terres et aux ressources et à améliorer la gouvernance au Cameroun. Le projet clôturé officiellement en janvier 2023 était porté par l’Institut international pour l’Environnement et le développement (IIED), le Centre pour l’environnement et le développement (CED) et le Réseau de lutte contre la faim (RELUFA).
L’autre pendant de cette proposition est l’implication des chefs traditionnels dans le processus de cession des droits sur les terres en zone rurale et dans la résolution des conflits liés au foncier. Le plaidoyer a été porté lors d’un conclave tenu le 28 juillet 2021 à Yaoundé par les membres du Réseau des chefs traditionnels d’Afrique pour la gestion durable de la biodiversité et des écosystèmes de forêts (RECTRAD), branche du Cameroun. D’après le ministère camerounais des Domaines, du Cadastre et des Affaires foncières (Mindcaf), le contentieux foncier et domanial représente 65% du rôle des juridictions judiciaires et environ 85% de celui des juridictions administratives.
12/12/24 à 10h17 GMT