Jardiner en ville pour faire face à la précarité Premières plantations dans le jardin partagé du Petit Paris à Brest (2015). CarineLalou/Wikimedia, CC BY
Que peut apporter l’accès à la nature aux plus démunis ? De quelle manière une écologie concrète peut-elle être bénéfique à des populations en situation de précarité ?
Pour répondre à ces questions, l’observation des pratiques agricoles est particulièrement intéressante en ville, ce « milieu » qui concerne près de 80 % de la population française et attire la majorité des flux sociaux et économiques.
Urbanisation, standardisation
Si l’impact spatial de l’urbanisation entraîne une standardisation des paysages, une perte importante de terres arables et une forte érosion de la biodiversité, il serait dangereux d’en oublier les impacts sociaux. En même temps que les espaces, ce sont aussi les esprits qui s’urbanisent ; on rationalise les façons d’être et de penser en ville comme à la campagne.
Cette standardisation sociale entraîne des précarités nouvelles : un stress quotidien, un manque cruel d’horizon et espaces ouverts, un anonymat exacerbé sacrifiant le partage et la solidarité ; enfin, une déconnexion des cycles de la vie pourtant essentiels au bien-être.
Plus important encore, la course à la performance des villes creuse le fossé des inégalités. Dans son livre La Ville à trois vitesses, l’anthropologue Jacques Donzelot analyse la façon dont les centres-villes des métropoles s’embourgeoisent, devenant inaccessibles aux classes moyennes qui préfèrent s’orienter vers les espaces péri-urbains.
Les populations les plus modestes, quant à elles, se concentrent dans des quartiers de relégation, souvent en périphérie des villes, où s’accumulent précarité et pauvreté. Les villes modernes séparent, à travers un gradient spatial, les classes et les communautés sociales.
C’est notamment le cas dans les grandes métropoles françaises – Montpellier, Paris, Lyon ou Nantes – où les différences de richesses entre l’hypercentre et les quartiers périphériques deviennent manifestes.
À l’échelle des régions – alors que les métropoles maintiennent une croissance relativement soutenue –, les centres urbains pris dans l’étau d’une forte concurrence à l’international et d’un relatif enclavement géographique entrent dans des processus de déclin urbain. Les taux de chômage et de pauvreté augmentent, la vacance s’intensifie, les entrepreneurs partent vers des horizons plus rentables et les budgets publics s’en voient d’autant plus restreints pour ceux qui, malgré tout, choisissent de rester.
Ma thèse en 180 seconds de Damien Deville : « L’agriculture urbaine dans les villes en crise, de la stratégie économique au droit à la ville ». (CampusMagLR/YouTube, 2018). Profiter du déclin
Néanmoins, des citadins en situation de précarité s’adaptent à la crise, se réappropriant les espaces libres dans l’objectif d’améliorer leurs conditions de vie.
Ces projets citoyens prennent des formes plurielles en fonction des profils sociologiques des personnes concernées et des opportunités territoriales que le déclin, spécifique à chaque ville, va être en mesure d’offrir : jardin partagé, petites exploitations agricoles, modestes activités d’élevage ou vastes parcelles individuelles héritées du tracé des anciens jardins familiaux.
Si chaque jardin a son histoire, ils ont tous en commun de structurer des agencements nouveaux entre les humains et la nature, faisant émerger toute une série de relations nouvelles. Cette rencontre dessine ainsi un monde de relations uniques à ces deux individus.
Continuités sociales et spirituelles
Pour identifier ces relations qui émergent au cœur des jardins, il faut s’armer de patience pour « vivre » au cœur de ces espaces agricoles, échanger de longues heures avec ces jardiniers passionnants et passionnés et, surtout, prêter attention au moindre petit détail ; comme à cette lanterne d’un grand-père mineur accrochée par son petit-fils jardinier à l’entrée de la cabane…
On redécouvre lors de ces échanges le plaisir de construire de ses mains et, dans ces « micro-entreprises » que sont les jardins, d’être libre de faire ses propres choix. Cette dimension est particulièrement forte pour ceux qui ont connu une longue période de chômage ou une vie professionnelle ressentie comme aliénante. Les jardins, comme antithèse de l’usine, offrent à ceux qui les pratiquent des opportunités nouvelles de travail.
Au fil des ans, les parcelles cultivées évoluent avec leurs jardiniers. Si au début de l’activité, l’intégralité de la parcelle est destinée à une production agricole, le temps passant, des espaces de détente de loisir sont aménagés. Le jardin devient un lieu multifonctionnel où l’on peut s’échapper l’espace d’un instant des difficultés sociales et économiques du quotidien.
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Dans ce jardin, les productions maraîchères côtoient les plantes d’ornement. De petits objets personnalisent l’espace. Petit à petit, le jardinier s’est orienté vers des techniques de permaculture et a installé des espaces d’accueil de la biodiversité (hôtel à insecte, sol non travaillé, cultures sur buttes, etc.).
Jardiner pour s’émanciper
Parce qu’elle ramène la nature au cœur des sociétés urbaines, parce qu’elle permet à des populations modestes de dessiner un espace qui leur est propre, parce qu’elle construit de nouveaux agencements de libertés dans des villes où l’on se sent souvent oppressé, la pratique agricole peut être considérée comme une véritable opportunité pour des populations en situation de précarité.
Si la démarche relève souvent d’une volonté individuelle d’améliorer ses conditions de vie, ces espaces dépassent les frontières des jardins pour offrir des aménités environnementales à la ville dans son ensemble : une biodiversité retrouvée, un paysage diversifié, un outil de lutte contre l’îlot de chaleur urbain.
En demi-teinte
Si ces espaces verts rendent de nombreux services à leurs usagers, ils n’offrent cependant pas aux populations précaires les réels moyens matériels de sortir de la pauvreté. Bien sûr, ces jardiniers jouissent d’une sécurité alimentaire renforcée et voient leur quotidien s’améliorer, mais ils n’arrivent pas, en France comme ailleurs dans le monde, à dégager de réelle plus-value financière de leurs activités agricoles.
Le sentiment d’exclusion peut même s’intensifier lorsque ces pratiques tendent à afficher le statut social de ces jardiniers ; car ces derniers doivent souvent mettre en œuvre des stratégies plurielles pour produire le maximum à moindre coût. Les jardins deviennent des espaces où s’amassent différents outils et objets, les parcelles ne sont pas forcément bien dessinées ou encore entourées de barbelés, de canas et autres remparts de bois conférant à la production protection contre d’éventuelles violations, mais aussi une relative invisibilité.
Une invisibilité qui aura malheureusement pour conséquence de renforcer les suspicions sur la qualité de ces pratiques et produits agricoles.
Damien Deville, Agroécologue et anthropologue de la nature - Coprésident de l'association AYYA, INRA
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.
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