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Justice fiscale et droits humains



  • Des représentant-e-s d’organisations de défense des droits humains, des expert-e-s de la justice fiscale et des activistes se sont réuni-e-s cette semaine à Lima, au Pérou, pour élaborer une stratégie visant à « promouvoir la justice sociale par l'intermédiaire des droits humains »[i]. Ana Ines Abelenda, de l’AWID, s’y est rendue pour étudier les liens qui pourraient unir les politiques fiscales la justice de genre et la justice sociale si l’on se servait des puissants outils que sont les instruments et les engagements relatifs aux droits humains.

    Par Ana Inés Abelenda et Susan Tolmay

    Les systèmes fiscaux sont d’importants outils financiers qui permettent d’infléchir l’orientation des processus de croissance économique. Ils sont utilisés pour redistribuer les richesses et encourager certains comportements socialement acceptables en réajustant les prix de certains biens et services (par exemple les impôts indirects sur les cigarettes et l’alcool). Dans un contexte marqué à la fois par une concurrence fiscale extrême visant à attirer les investissements des entreprises, par des mesures d’austérité et par l’existence de flux financiers illicites, il devient de plus en plus difficile de financer les dépenses publiques par l’impôt. Ces circonstances nuisent aux efforts des gouvernements visant à garantir un niveau de protection sociale permettant de protéger et de garantir les droits humains des femmes et l’égalité de genre.

    Les mesures d’austérité néolibérales réduisent l’espace politique nécessaire aux gouvernements nationaux pour élaborer des régimes fiscaux progressistes. Les recettes dont disposent les gouvernements nationaux pour développer et garantir les droits humains, y compris ceux des femmes, sont réduites par les abus en matière de fiscalité, les flux financiers illicites, l’évasion fiscale et le poids du remboursement de la dette contractée par les pays en développement auprès des pays développés. Une récente étude menée par Eurodad a révélé que les pays en développement perdent deux fois plus d’argent qu’ils n’en gagnent en raison de problèmes comme l’évasion fiscale, les dividendes rapatriés par les investisseurs étrangers et le paiement des intérêts de la dette.

    Les systèmes fiscaux et la justice de genre : tendances et paysage actuel

    Les politiques fiscales ne sont pas neutres du point de vue du genre. Les systèmes fiscaux reposent en effet sur un certain nombre de principes et hypothèses qui sont eux-mêmes genrés (par exemple les notions de « soutien de famille » ou de « ménage »). Ces hypothèses tendent à désavantager les femmes car elles renforcent certains stéréotypes, par exemple l’idée que les revenus des femmes seraient d’une importance marginale par comparaison avec ceux des hommes soutiens de famille. Elles ne reconnaissent pas non plus le travail de soins non rémunéré et ne contribuent pas à une meilleure répartition de ce dernier.

    À l’heure actuelle, les pays en développement se font fiscalement concurrence pour attirer les investissements des entreprises ou l’investissement étranger direct. Cette « course au nivellement vers le bas » a des conséquences négatives sur les budgets qui permettraient aux gouvernements de faire progresser les droits des femmes. La baisse des recettes d’un gouvernement entraîne souvent la réduction des dépenses sociales dans des domaines clés comme la santé, l’éducation, les emplois publics et le travail de soins. Les restrictions budgétaires de ce type ont, proportionnellement, un impact plus important sur les femmes, qui assument souvent une plus grande part du fardeau que représente le travail de soins non rémunéré.

    Les réponses à la crise financière de 2008 mettent en évidence les répercussions catastrophiques et inéquitables des mesures d’austérité – notamment les politiques fiscales visant à réduire les dépenses publiques – sur les populations les plus pauvres et les plus vulnérables. La vie de nombreuses personnes a été totalement déstabilisée par les restrictions budgétaires dans les secteurs cruciaux de la protection sociale, notamment la santé, l’éducation, l’assurance chômage, les retraites et les systèmes de prise en charge. Il s’agit d’une véritable régression et d’un manquement au respect des droits humains. Les femmes jouent désormais le rôle de filets de sécurité, elles sont le dernier recours pour subvenir aux besoins de leur famille et assurer la stabilité de la structure sociale.

    Les politiques fiscales mal conçues sont un obstacle aux progrès de l’égalité de genre. Mais ce lien n’est pas encore clair aux yeux des décideur-e-s politiques, alors même que les biais des systèmes fiscaux en la défaveur des femmes suscitent une inquiétude croissante et que l’on soupçonne les réformes fiscales actuelles d’augmenter l’exposition fiscale des femmes les plus pauvres sans toutefois générer suffisamment de recettes pour financer les programmes nécessaires à l’amélioration de la condition de ces femmes.

    Les réformes fiscales actuelles tendent à s’orienter massivement vers une taxation de la consommation plutôt que vers une imposition du revenu, et ce par le biais de taxes sur la valeur ajoutée. Il s’agit d’une évolution significative compte tenu du caractère genré des schémas de consommation. Les femmes prennent en effet en charge une part plus importante des dépenses ménagères. Elles seraient donc davantage touchées par une augmentation éventuelle de la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) appliquée aux biens de consommation de base (comme la nourriture). Les décideur-e-s politiques devraient soigneusement évaluer les biens et services qui devraient faire l’objet d’une détaxation ou d’une exonération à l’échelle nationale.

    Il est indispensable d’évaluer l’impact des politiques fiscales à l’aide de données ventilées selon le sexe et le groupe social pour s’assurer que ces politiques, comme les autres politiques économiques, ne soient pas préjudiciables et qu’elles aient un impact positif à tous les niveaux, y compris pour les femmes dans toute leur diversité.

    Des budgets sensibles au genre 

    Pour garantir une budgétisation sensible au genre, les gouvernements doivent investir davantage dans les secteurs ayant un impact positif direct sur l’accès aux services de base. La budgétisation sensible au genre devrait être élaborée et mise en œuvre de façon à garantir le respect, la protection et la réalisation des droits humains de tous et toutes et à garantir la participation démocratique des acteur-trice-s concerné-e-s, notamment celle des mouvements pour les droits des femmes. La participation des ministres des finances aux décisions politiques augmente également les chances de succès de la budgétisation genrée.

    Parallèlement, il est important de garder à l’esprit que la budgétisation sensible au genre ne suffira pas, à elle seule, à permettre l’instauration de l’égalité de genre ni à garantir les droits des femmes. L’ensemble des décisions de financement, notamment les questions telles que la cohérence des politiques en faveur du développement, doivent viser les mêmes objectifs.

    L’insuffisance des ressources allouées à l’égalité de genre est un autre point fondamental à prendre en considération. Les gouvernements doivent surveiller la façon dont est dépensé l’argent et les OSC doivent demander des comptes à ce sujet. De plus, la mise en œuvre d’une budgétisation sensible au genre ne peut être efficace qu’en présence d’une volonté politique et d’un engagement du gouvernement envers l’égalité de genre. Cet engagement doit se traduire dans les faits par l’allocation de ressources consacrées à leurs politiques, programmes et lois en la matière au niveau national, par le renforcement des compétences en matière d’analyse de genre des personnes travaillant sur la budgétisation, par la mise en place de systèmes permettant une affectation efficace et efficiente des ressources et enfin par la participation des organisations de droits des femmes.

    Quelques propositions de stratégies

    Les gouvernements devraient établir des mécanismes solides permettant de taxer les entreprises et de réformer la structure financière grâce à des mesures de redistribution progressistes. Il serait par exemple possible de créer une taxe sur les transactions financières qui pourrait, selon certaines estimations, rapporter plus de 650 milliards de dollars et permettre simultanément une régulation de marchés ayant tendance à recourir à des pratiques commerciales déstabilisantes.

    Même si le principe d’imposition du pourcent le plus riche de la population est essentiel pour augmenter les recettes, il ne prend en compte que les conséquences des inégalités. Il ne traite pas les causes profondes qui ont rendu possible l’accumulation scandaleuse de telles richesses entre les mains d’une élite. Pour espérer s’attaquer aux inégalités sociales et aux problèmes relatifs aux droits humains, il est essentiel de remettre en cause le manque de réglementation d’une économie financière en pleine croissance qui permet aux grandes compagnies et aux riches individus de payer des impôts minimes, voire de ne pas en payer du tout.

    Il faut réorienter les politiques fiscales vers les impôts directs plutôt que vers les impôts indirects, ce qui permettra une imposition plus progressiste et plus équitable. Les gouvernements devraient éviter de taxer davantage certains biens et services, par exemple sous forme de TVA.

    Il est nécessaire d’améliorer la coopération fiscale internationale, par exemple grâce à une révision des missions du Comité des Nations unies sur les affaires fiscales. Il pourrait permettre aux gouvernements de coordonner les régimes fiscaux nationaux pour que les taux d’imposition des sociétés tiennent compte des prix de transfert erronés et des autres tactiques employées par les multinationales pour échapper à l’impôt.

    Si les différents acteurs agissent de manière plus transparente et sont tenus de rendre des comptes, il sera possible de savoir si les ressources annoncées sont effectivement versées et de surveiller leur destination finale. Des expériences de suivi de l’affection des fonds ont été menées. En collaboration avec l’ONU Femmes, GENDERNETa par exemple développé l’indicateur du Partenariat mondial sur l’égalité de genre. Ce dernier « fournit des données permettant de vérifier si les gouvernements effectuent le suivi des fonds affectés à l’égalité de genre et rendent ces informations publiques. C’est un point d’entrée pour s’assurer que l’allocation des ressources nationales profite aux femmes et aux hommes de façon égale. »[ii].

    La CEDAW, la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes, peut s’avérer très utile pour contraindre les gouvernements à rendre des comptes sur les conséquences de leurs politiques fiscales sur les femmes. Il serait possible d’intégrer des mécanismes de suivi du financement des droits des femmes dans le cadre de l’examen de l’obligation faite aux États membres de financer la réalisation des droits des femmes.

    En résumé, il est essentiel de renforcer le rôle des cadres relatifs aux droits humains dans l’élaboration des politiques fiscales. En plaçant les instruments et mécanismes des droits humains au cœur des cadres qui régissent l’éthique et l’obligation de rendre des comptes, il serait possible de remettre en cause les approches actuelles étriquées fondées sur l’efficacité et la croissance, des approches qui n’ont fait que nous mener au démantèlement des minima sociaux, entraînant des conséquences désastreuses pour les droits humains et en particulier pour ceux des femmes.

    [i] La réunion a été co-organisée par le Center for Economic and Social Rights, Tax Justice NetworkOxfam, la Global Alliance for Tax JusticeLatinDADD et le Red de Justicia Fiscal en América Latina y el Caribe. Pour en savoir plus sur la réunion, vous pouvez consulter la page suivante : http://cesr.org/article.php?id=1694

     

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