Par Sarah Bérubé, coordonnatrice de la Chaire de recherche du Canada en droit de l’environnement
Retour sur la conférence d’Eugénie Brouillet, doyenne de la Faculté de droit de l’Université Laval
Le partage des compétences en matière d’environnement au Canada est loin d’être simple. De fait, lors de la création de la fédération canadienne en 1867, la compétence de faire des lois en matière d’environnement n’a pas été spécifiquement attribuée au fédéral, ni aux provinces. Les tribunaux ont toutefois reconnu que les deux paliers pouvaient adopter des lois pour protéger l’environnement à partir de leurs titres de compétence respectifs inscrits dans la Constitution[1]. Dans certains cas, cependant, des incertitudes demeurent…
C’était notamment le cœur de la décision Procureur général du Québec c. IMTT-Québec rendue par la Cour supérieure le 8 septembre 2016 où il était question de l’application de la Loi québécoise sur la qualité de l’environnement (LQE) à une entreprise dont les installations sont situées sur les terrains du port de Québec, sous compétence fédérale. La Cour a conclu que les dispositions de la LQE en matière d’évaluation des impacts des projets sont «constitutionnellement inopérantes»[2] vis-à-vis des activités d’IMTT situées sur des terrains du port de Québec.
Au vu de l’importance de cette décision, la Chaire de recherche du Canada en droit de l’environnement a saisi cette occasion pour inviter une constitutionnaliste de renom, Madame Eugénie Brouillet, Doyenne de la Faculté de droit de l’Université Laval, à participer à une conférence-midi afin de mettre en lumière l’examen constitutionnel qui a été réalisé par la Cour et les possibles conséquences de cette décision.
Dès le début de sa conférence, la Doyenne a pris soin de rappeler le nœud de l’affaire, c’est-à-dire que l’environnement est une matière vaste et diffuse et que les deux ordres de gouvernement peuvent adopter des lois dans ce domaine à partir de leurs compétences respectives, créant ainsi des situations de chevauchements entre les lois fédérales et provinciales. Et qui dit chevauchements, dit possibilité de conflits entre ces lois. Par conséquent, avant d’aborder la décision de la Cour supérieure, la Doyenne est revenue sur l’examen en trois étapes développé par la Cour suprême pour évaluer un conflit en matière de partage des compétences au Canada.
L’examen d’une question de partage de compétence
La conférencière a souligné que toute contestation constitutionnelle en matière de partage de compétence débute par l’examen de la validité de la norme contestée. Une loi est valide lorsque son caractère véritable peut être rattaché aux compétences du parlement qui l’a adoptée. Des normes valides peuvent produire des effets accessoires sur des matières relevant de l’autre ordre de gouvernement puisqu’il est impossible d’opérer une démarcation étanche des compétences – surtout lorsqu’une matière, telle l’environnement, comporte des aspects relevant de compétence fédérale et provinciale, c.-à-d. un double aspect.
Lorsqu’une norme est jugée valide, il faut ensuite se pencher sur son applicabilité. Il s’agit de vérifier si la norme « entrave »[3] le contenu essentiel, le cœur de la compétence de l’autre ordre de gouvernement. Advenant le cas, la norme contestée demeure valide, mais sera inapplicable aux choses, personnes ou activités relevant de l’autre ordre de gouvernement. Elle sera ainsi privée d’une partie de ses effets juridiques. La Cour suprême a limité l’application de cette doctrine de l’exclusivité des compétences aux situations déjà traitées dans la jurisprudence[4], la Doyenne soulignant qu’elle n’a, jusqu’à présent, été utilisée qu’à l’encontre de normes provinciales.
L’examen d’une question de partage des compétences se conclut par l’étape de l’opérabilité de la norme et de l’application potentielle de la doctrine de la prépondérance fédérale. Advenant un conflit entre une norme provinciale et une norme fédérale, toutes deux valides et applicables, celui-ci entraîne l’inopérabilité de la norme provinciale au profit de la seule application de la norme fédérale. Deux types de conflits existent : le conflit d’application, où l’observance d’une norme mène à l’inobservance de l’autre, et le conflit d’intention, où la norme provinciale entrave la réalisation de l’objet de la norme fédérale[5]. Ainsi, advenant la présence d’un conflit, les effets de la norme provinciale seront suspendus, mais uniquement dans la mesure du conflit et tant que dure ce dernier.
La décision de la Cour supérieure Procureur général du Québec c IMTT et APQ
C’est donc en suivant ces trois étapes, a souligné la Doyenne, que la Cour supérieure a examiné si la LQE s’applique à IMTT, une société privée qui loue à l’Administration portuaire de Québec (APQ)[6] des terrains sur lesquels elle exploite des terminaux d’entreposage. Depuis les années 70, plusieurs certificats d’autorisation ont été délivrés à IMTT en vertu de la LQE. Or, en 2006, IMTT s’est uniquement adressé au gouvernement fédéral pour son projet de construire de nouveaux réservoirs, et ce sans faire de demande d’autorisation auprès du gouvernement provincial, tel qu’exigé par la LQE. IMTT a obtenu les autorisations fédérales et a procédé à la construction de ses réservoirs, ce qui lui a valu un premier avis d’infraction provincial. Ce n’est qu’après le deuxième avis que la Cour supérieure a été saisie du différend. L’APQ et IMTT ont plaidé que la LQE est inopérante en vertu de la doctrine de la prépondérance fédérale en raison d’un conflit d’application et d’un conflit d’intention avec les lois fédérales applicables.
Notant que la validité des normes provinciales et fédérales n’était pas en cause dans cette affaire, la Doyenne a ensuite expliqué que le juge a rejeté l’application de la doctrine de l’exclusivité des compétences à la 2e étape de l’examen, parce qu’il n’a pas trouvé de jurisprudence antérieure relative à l’application de normes environnementales à une entreprise fédérale pour les trois compétences fédérales en cause, à savoir la propriété publique fédérale, la navigation et le transport extra provincial[7].
Le différend a par conséquent été tranché à la troisième étape de l’examen, celui visant l’opérabilité de la loi, où la Cour conclut à l’existence d’un conflit d’application en raison d’un potentiel refus provincial d’autoriser la construction des réservoirs ce qui rendrait impossible la conformité aux deux régimes du fait qu’ils sont déjà construits. La Cour a indiqué aussi la présence d’un conflit d’intention puisqu’en adoptant « ces normes [Loi maritime du Canada] qui constituent un code complet, le parlement fédéral a exprimé clairement son intention de se réserver le dernier mot en cas de conflit ou de désaccord à l’égard de tout ce qui peut se rapporter à ses installations portuaires au pays ».
Des questionnements légitimes
La Doyenne a soulevé des questionnements légitimes à l’égard du raisonnement de la Cour supérieure. Elle note, relativement au conflit d’application, que les dispositions des régimes fédéral et provincial d’autorisation environnementale ne semblent pas présenter de conflit « véritable », c.-à-d. « lorsqu’une loi dit « oui » et que l’autre dit « non »»[8]. Elle rappelle que, suivant la jurisprudence de la Cour suprême, le simple dédoublement de normes semblables ne constitue pas en soi un conflit. Soulignons qu’en Colombie-Britannique, un tribunal est arrivé à une conclusion différente de la Cour supérieure en reconnaissant que les autorisations environnementales provinciales s’appliquent à un projet d’oléoduc interprovincial, des conditions supplémentaires ne représentant pas un conflit en soi[9].
Quant à la présence d’un conflit d’intention, Mme Brouillet a mis en évidence que le Parlement fédéral n’a pas manifesté expressément son intention d’exclure l’intervention provinciale dans la Loi maritime du Canada. Selon la conférencière, le fait que la Cour supérieure déduise de la loi l’intention du fédéral de se réserver le dernier mot en cas de conflit ou de désaccord mène à l’idée que les normes provinciales, y compris celles en matière environnementale, ne pourraient pas s’appliquer aux zones portuaires.
En somme, cette décision de la Cour supérieure rappelle la préoccupation récurrente d’un débalancement du fédéralisme canadien en matière environnementale en raison de son caractère vaste et diffus. La décision ayant été portée en appel, le jugement de la Cour d’appel aura, à l’évidence, un impact significatif sur la portée de la LQE et la capacité des provinces de protéger l’environnement. Pointons finalement l’émergence du principe de subsidiarité dans les décisions de la Cour suprême, lequel vise à attribuer la responsabilité d’une action publique à l’entité compétente la plus près de ceux qui sont directement concernés. Un principe qui pourrait influencer le raisonnement de la Cour d’appel.
Notes de fin
Source : GaïaPresse
15/10/24 à 07h39 GMT