La ville de Yokadouma, chef-lieu du département de la Boumba-et-Ngoko, région de l’Est-Cameroun, a abrité, du 6 au 7 septembre 2023, un atelier d'échange et de réflexion sur l'amélioration de la chaîne de légalité du bois et des produits forestiers non-ligneux (PFNL) dans cette unité administrative, autour du thème : « Comment rendre la chaîne d’approvisionnement plus transparente ? » Les travaux initiés conjointement par le Centre pour l’environnement et le développement (CED), World Resources Institute Africa et le Réseau des chefs traditionnels d’Afrique pour la gestion durable de la biodiversité et des écosystèmes de forêts (RecTrad), visaient à identifier les problèmes structurels qui existent sur toute la chaîne de l’exploitation forestière et définir une feuille de route pour les adresser de façon holistique.
Concrètement, il était question d’échanger sur les bonnes pratiques et les expériences réussies dans d'autres régions ou pays en matière de légalité du bois, de proposer des pistes d'amélioration concrètes pour renforcer la légalité du bois et lutter contre l'exploitation illégale des ressources forestières à destination de l’administration forestière et ses partenaires techniques et financiers et de promouvoir la collaboration entre les différentes parties prenantes du secteur forestier, y compris les autorités locales, les exploitants forestiers, les communautés locales et la société civile.
L’exploitation forestière illégale, une pieuvre tentaculaire
La rencontre de Yokadouma se tient dans un contexte marqué par la complexité de l’exploitation forestière illégale. Le phénomène est devenu « permanent » dans la Boumba-et-Ngoko, à en croire le CED. Une étude réalisée par cette Ong entre juillet et septembre 2022 indique que deux épicentres de l’exploitation forestière illégale ont été identifiés à Moloundou (limitrophe avec la république du Congo) et à Gari-Gombo (limitrophe avec le Tchad et la République centrafricaine). Pour le cas particulier de Moloundou, les exploitants pillent la ressource en bois et l’exportent sous forme de débités vers le Congo, à travers des radeaux fabriqués sur la rivière Ngoko.
« Au cours de nos patrouilles, nous avons identifié 40 radeaux constitués en moyenne de 20 colis. Un colis est constitué de 100 pièces pour un volume de neuf mètres cubes. Les 40 radeaux identifiés constituent un volume de 9000 mètres cubes », déclare le chargé de projets au CED, Achille Wankeu. Dans la même veine, le chef service départemental des recettes de la Boumba-et-Ngoko, Mathieu Kelle, justifie ce trafic illégal par le fait que la législation forestière est plus rude au Congo. Malgré que nous partageons tous un même massif forestier (Bassin du Congo ; Ndlr), les exploitants véreux affluent au Cameroun pour avoir des marges bénéficiaires, fait savoir ce dernier. Seulement, la marge est déficitaire pour notre pays, poursuit-il. En outre, 60% des indices d’exploitation illégale ont été observés dans les unités forestières d’aménagement (UFA). Le reste (40%) dans les jachères et plantations environnantes. Quant aux ressources pillées, trois essences sont les plus prisées : l’ayous (60%) et l’iroko (10%) et le sapelli (30%).
Des contraintes structurelles
Dans la Boumba-et-Ngoko, les raisons de l’exploitation forestière illégale sont connues et clairement identifiées. Le deuxième adjoint au maire de Yokadouma, Didier Mezo’o, évoque entre autres : le problème de juxtaposition des ventes de coupe, la complicité des chefs traditionnels, l’ignorance des textes par les communautés, l’illégale répartition des bénéfices, la lenteur dans le montage des dossiers de forêt communautaire (qui dure parfois quatre à six ans), le coût élevé des procédures (10 millions de F.CFA au moins pour la convention définitive), etc. L’administration forestière n’est pas en reste. De l’avis du délégué départemental des Forêts et de la Faune, Théodore Julien Mbolo Bodo, il y a lieu de relever également les faibles capacités de surveillance en raison de l’insuffisance des effectifs (ressources humaines) et des équipements.
La persistance de ces contraintes fait peser une menace sur la biodiversité. En raison d’un prélèvement sélectif, les essences exploitées se raréfient dans la zone d’exploitation. La coupe et le débardage éclaircissent la forêt et laissent des surfaces pénétrables ainsi que des sentiers propices à l’entrée des braconniers et à l’installation des campements. Ce qui fait laisse présager des menaces sur la faune sauvage. Il s’en suit aussi une inflation au niveau social, car les plantations qui sont à la base de l’alimentation sont délaissées au profit d’activités illicites plus lucratives liées à l’exploitation du bois.
Un manque à gagner de près d’un milliard de F.CFA par an pour les caisses de l’Etat
Le rapport restitué par le CED fait état de pertes fiscales liées à la taxe d’abattage, évaluées à près de 400 millions de F.CFA par an. En intégrant la taxe d’exportation, ces pertes fiscales se chiffrent à près d’un milliard de F.CFA par an. A la commune de Yokadouma, le manque à gagner serait chiffré à de centaines de millions de F.CFA. Une source interne révèle d’ailleurs que la commune réclamerait plus d’un milliard de F à rétrocéder par les grandes entreprises au titre de la redevance forestière annuelle (RFA), depuis 2002.
Et si la solution passait par une synergie de tous les acteurs ?
Face à une telle exploitation forestière illicite, les actions doivent davantage être concertées. « Dans le cadre d’une rencontre multi-acteurs comme celle-ci qui intègre les administrations sectorielles, la société civile et le secteur privé, chaque acteur doit donner son opinion sur ce qui doit être fait dans son secteur d’activités pour que les communautés puissent véritablement se retrouver dans la gestion forestière dans la localité. C’est l’administration qui régule et prend les décisions. C’est encore elle qui définit le mécanisme de répartition des bénéfices et la part allouée aux communautés riveraines des lieux de coupes », préconise Dr. Achille Djeagou Tchoffo, directeur de l’initiative Open Timber Portal pour le Bassin du Congo à World Resources Institute Africa, partenaire financier du projet-pilote. Et d’ajouter : « Les communautés doivent aussi donner certaines garanties au niveau de l’administration pour mieux préserver le massif forestier, pour que l’Etat puisse davantage leur apporter l’appui social qui leur est nécessaire. Y compris le secteur privé qui veut préserver les espaces qui leur ont été attribués. Ils paient de grosses sommes dans le cadre des redevances forestières annuelles. Et lorsqu’il y a des pénétrations illégales, cela fauche leurs prévisions en termes d’aménagement forestier et d’investissement projetées sur minimum 20 ans ».
Le CED abonde dans le même sens en recommandant la fourniture du matériel et des appareils adéquats aux agents de contrôle de la chaîne de traçabilité du bois et l’équipement des postes forestiers de Moloundou, Kika, Socambo et Libongo avec des embarcations fluviales et des équipements de sécurité pour la navigation. Dans les différentes localités, une collaboration plus étroite est souhaitée entre les communautés et les chefs de poste forestier. Ainsi que l’élaboration d’un plaidoyer pour la mise à disposition d’espaces agricoles aux communautés riveraines dans les UFA 10 064 et 10 066, l’appui à l’identification et à la cartographie des espaces de forêts potentielles en vue de la création de forêts communautaires. Une autre recommandation et non des moindres est la mise en conformité des opérateurs du secteur du bois en activité dans la Boumba-et-Ngoko à la législation en vigueur, à travers la possession de tous les documents légaux requis.
L’incontournable place du chef traditionnel
Parce que les chefs traditionnels sont considérés comme les portes d’entrée et de sortie des villages de la Boumba-et-Ngoko, leur contribution est sollicitée pour la préservation des ressources forestières. Il s’agit là d’un changement de paradigme prôné WRI en collaboration avec ses partenaires de mise en oeuvre du projet. « Nous recherchons une solution à un problème que nous avons tenté de résoudre sans consulter les chefs traditionnels. Il faut relever que chaque fois qu’on a voulu résoudre certains problèmes avec la loi, on nous a souvent dit qu’il faut passer par la tradition », explique Dr. Djeagou Tchoffo. WRI Africa veut s’appuyer sur les savoir-faire traditionnels pour dissuader les exploitants illégaux. « En concertation avec le Rectrad, on s’est dit que la forêt est une richesse qui contribue au développement local et à la prospérité nationale. En tant que partenaire, on oriente la réflexion pour qu’on puisse voir comment adresser la question de l’exploitation forestière de façon holistique », soutient le directeur de l’initiative Open Timber Portal pour le Bassin du Congo.
L’on peut donc comprendre la mobilisation faite par le Réseau des chefs traditionnels d’Afrique pour la gestion durable de la biodiversité et des écosystèmes de forêts (RecTrad), coordonné par son président, Sa Majesté Bruno Mvondo. « Nous sommes là pour penser un certain nombre de choses, pour réfléchir ensemble sur l’impact de l’exploitation forestière illégale et du braconnage. Nous sommes là pour identifier les solutions à apporter par rapport à nos traditions, à nos connaissances, à notre histoire, au savoir-faire des uns et des autres pour qu’on puisse freiner ce phénomène, afin qu’on puisse tirer un profit de nos forêts, tant pour nos communautés que pour nos Etats et pour tous les acteurs », explique ce dernier. L’enjeu, selon les garants de la tradition, est de voir dans quelle mesure sécuriser les investissements pour le développement individuel et collectif et le décollage économique du Cameroun qui fonde beaucoup d’espoir sur l’exploitation forestière, lâche S.M. Mvondo. A ce niveau, les recommandations vont dans le sens d’encourager les chefs traditionnels à dénoncer et repousser, en collaboration avec les organisations de la société civile, toute exploitation illégale.
Un projet financé par l’Union européenne (UE)
Le projet OTP-OI CAM développé dans la Boumba-et-Ngoko s’inscrit dans le cadre de la promotion de la transparence du secteur forestier au Cameroun par la vulgarisation de l’Open Timber Portal (OTP) et la mise en œuvre de l’observation indépendante (OI). L’objectif général est de promouvoir la transparence du secteur forestier au Cameroun, en vue de la concrétisation de l’Accord de partenariat volontaire sur l’application des réglementations forestières, gouvernance et échanges commerciaux (APV-FLEGT). Le projet d’une durée de cinq ans (2021-2025) est financé par l’Union européenne.
09/12/24 à 11h08 GMT