Il existe un moyen sûr et éprouvé de savoir à quel point les projets qu'on propose aux Québécois s'inscrivent dans une démarche de développement durable. Ce cadre scientifique rigoureux a été développé en Suède par l'oncologue Karl-Henrik Robèrt et son organisation det Naturlinga Steget, mieux connue à travers le monde sous le nom de The Natural Step (TNS). Appliquons cet outil d'analyse dans le cas des gaz de schiste et voyons si on peut parler ici de développement durable.
La logique de TNS s'appuie sur quatre principes de
durabilité qui ont fait consensus dans la communauté scientifique
suédoise et dans celle de tous les pays où l'ONG est présente. Elle
s'énonce comme suit : "Dans une société durable, la biosphère n'est pas
soumise à une augmentation systématique... 1. de la concentration des
substances extraites de la croûte terrestre, 2. de la concentration des
substances produites par la société, 3. de sa dégradation par des
moyens physiques, et 4. dans cette société les hommes ne sont pas
soumis à des conditions qui diminuent systématiquement leur capacité à
subvenir à leurs besoins. Pour qu'on puisse affirmer qu'un projet
s'inscrit dans une stratégie de développement durable, il doit donc
s'approcher aussi près que possible de la satisfaction de ces quatre
critères.
Puisque le gaz de schiste est un combustible fossile tiré de
la croûte terrestre, il contrevient au premier principe car les
produits de sa combustion et les fuites de gaz vont s'accumuler dans
l'atmosphère et participer ainsi à la pollution de l'air et au
réchauffement climatique. Selon Robert W. Howarth, professeur
d'écologie et de biologie de l'environnement à l'université Cornell, si
on considère toutes les émissions produites durant le cycle complet
d'exploration, de production, de transport et d'utilisation du gaz de
schiste, il pourrait même se comparer désavantageusement aux autres
combustibles fossiles, y compris le charbon. Or l'une des principales
raisons que donne l'industrie pour appuyer son exploitation est qu'il
est plus "propre" que les autres combustibles fossiles.
Chaque fracture hydraulique peut utiliser plusieurs dizaines
de tonnes de produits chimiques qui n'ont pas à être identifiés par
les compagnies en raison du secret industriel. Mais, selon le docteur
Theo Colburn, professeur émérite à l'université de Floride, celle-là
même qui a sonné l'alarme contre les perturbateurs endocriniens,
plusieurs composés organiques volatils (COV) ont déjà été identifiés.
Non seulement on se retrouve avec d'énormes quantités d'eaux usées
qu'il faut traiter, mais quand ces eaux sont évaporées, les COV entrent
en contact avec les émissions de diesel des camions et des
génératrices présentes sur le site, ce qui produit de l'ozone
troposphérique qui peut se déplacer sur quelques centaines de
kilomètres. Les gaz de schiste contreviennent donc au deuxième principe
car des substances produites par leur exploitation peuvent s'accumuler
dans l'eau et dans l'air.
L'eau nécessaire à la fracture hydraulique d'un puits doit
être transportée par camion ou dérivée d'un cours d'eau voisin. De
même, les eaux usées qui ressortent du puits doivent être acheminées
aux usines de traitement. Et chaque puits peut être fracturé plusieurs
fois pendant sa vie utile. Si on ajoute à ce flux incessant de
véhicules l'empreinte du site lui-même, on comprend que les écosystèmes
subiront une dégradation qui n'est pas négligeable. Et on parle ici
des sols les plus fertiles du Québec le long de la vallée du
Saint-Laurent! On est donc en contravention du troisième principe de
durabilité puisque la biosphère est dégradée par des moyens physiques.
Enfin, le regretté Matt Simmons, fondateur de l'une des plus
importantes banques d'investissement dans le secteur de l'énergie et
conseiller de George W. Bush, s'indignait du mariage ignoble entre
l'eau potable et l'énergie. Par exemple, il estimait que pour exploiter
le gaz de schiste de la nappe Barnett au Texas, l'industrie a consommé
72 milliards de gallons d'eau pour fracturer 10 000 puits sur une
période de trois ans et demi. Sur une planète où bientôt quatre
milliards de personnes vivront dans un pays en situation de stress
hydrique, c'est proprement scandaleux. "L'eau utilisée pour produire de
l'énergie a toujours été gratuite et cette pratique de gaspillage doit
cesser", disait le banquier. Il recommandait de faire payer l'eau
chèrement pour en décourager l'utilisation. Le gaspillage d'une
ressource essentielle à la vie, la dégradation d'une partie des
meilleures terres du Québec, la pollution de l'air et de l'eau et son
effet sur la santé humaine contribueront à diminuer systématiquement la
capacité de plusieurs Québécois de subvenir à leurs besoins et
contreviennent donc au quatrième principe. Sans parler de la
dégradation de la santé mentale. Un psychologue australien a longuement
documenté le fait que la détérioration de leur environnement est
souvent vécu comme un deuil chez beaucoup d'individus.
Pour parvenir à se développer durablement, TNS propose une stratégie appelée backcasting
(une planification à rebours). Elle consiste à partir de la situation
idéale qui respecte les quatre principes de durabilité, de mesurer
l'écart qui nous en sépare et de combler cet écart en commençant par
les moyens qui sont le plus près de la durabilité. Présentement, nous
partons de la situation présente et nous essayons de l'améliorer. C'est
ainsi que l'on justifie l'utilisation du gaz naturel pour remplacer le
pétrole ou le charbon. Autrement dit, on commence par les moyens les
plus éloignés de la durabilité et on fait "moins pire". Mais si on part
de la situation idéale, on commencera par les économies d'énergie
(l'énergie qu'on ne dépense pas), puis les mesures d'efficacité
énergétique et les sources d'énergie qui sont plus près de l'énergie du
soleil : le solaire, l'éolien, puis les marées, la géothermie, etc.,
le gaz naturel étant la meilleure des pires solutions. Contrevenant
aux quatre principes de durabilité et s'appuyant sur une stratégie qui
ne vise pas leur respect, l'exploitation du gaz de schiste n'est pas et
ne sera jamais une stratégie de développement durable. À moins qu'on
ait épuisé toutes les sources d'énergie mentionnées plus haut.
L'exploitation du gaz de schiste peut être une excellente option sur le
plan strictement économique, mais ça, ceux qui prennent la décision
d'aller de l'avant devront l'assumer et cesser de la revêtir des habits
du développement durable.
Aimeriez-vous faire partie du BAPE qui devra "encadrer le
développement de cette filière d'énergie et assurer la protection de
l'environnement" tout en étant privé d'une grande partie de
l'information pertinente ? Ce n'est pas sérieux! On a grand besoin de
critères scientifiques rigoureux et d'un guide méthodologique éprouvé
pour prendre des décisions éclairées en matière de développement
durable. Le cadre théorique de TNS, associé aux seize principes
généraux décrits dans la Loi québécoise sur le développement durable,
constitue un outil objectif et crédible. Pour paraphraser Francis
Bacon : "Un peu de science nous a éloigné de la Nature, beaucoup de
science nous y ramènera".
Par Andrée Mathieu, chargée de cours à la Maîtrise de Gestion et développement durable à l'Université de Sherbrooke
Mots-clés : gaz de schiste, énergie, énergies fossiles, développement durable, fracture hydraulique, Québec (province de).
Lire l'anlayse sur GaïaPresse (671 hits)