Par Thibault Sterckeman, Université de Lorraine publication initiale sous licence Creative Commons sur le site The Conversation le 2 juillet 2018. Mise à jour au 24 juillet 2018
Le cadmium est un métal dont les propriétés chimiques sont proches de celles du zinc : il est mou, brillant, d’une couleur blanche. On l’utilise notamment pour la fabrication de batteries, de pigments, d’alliages, de revêtements de pièces métalliques ou encore de stabilisateurs pour certaines matières plastiques.
Le cadmium est cependant un métal cancérogène, pouvant causer des maladies rénales, osseuses et cardiovasculaires. Il s’accumule dans l’organisme, rendant dangereuses les faibles expositions chroniques. C’est pour cette raison que son utilisation a été fortement limitée par la réglementation européenne REACH.
En dehors du tabac qui accumule particulièrement ce métal, l’alimentation constitue la principale source d’exposition des populations au cadmium via les céréales, légumes, racines et tubercules. Dans ces produits végétaux, le cadmium provient du sol, contaminé par les retombées des pollutions atmosphériques et les pratiques agricoles, notamment la fertilisation phosphatée.
Le phosphore représente, avec l’azote et le potassium, un élément nutritif majeur des plantes. Apporté aux cultures sous forme d’engrais de synthèse, il est fabriqué à partir de phosphate naturel de calcium dont les gisements les plus importants se trouvent aux USA, en Chine, au Maroc, en Russie, en Tunisie et au Moyen-Orient. Selon le gisement, le phosphate naturel contient plus ou moins de cadmium ; ce dernier s’y trouve comme une impureté que les procédés classiques de fabrication de l’engrais ne permettent pas d’éliminer du produit final.
Si l’on se réfère au seuil d’ingestion hebdomadaire conseillé par l’Agence américaine des substances toxiques (ATSDR) de 0,7 μg de cadmium par kg par semaine, la plupart des populations seraient surexposées à ce métal par l’alimentation de façon chronique.
En considérant le seuil fixé par l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA), qui est trois fois plus élevé (2,5 μg Cd/kg/semaine), on constate que les populations d’Europe (2,04 μg Cd/kg/semaine) sont en moyenne juste sous la limite, une partie d’entre elles étant surexposée.
Depuis 2003, la Commission européenne souhaite réduire la teneur en cadmium dans les engrais phosphatés. Elle a proposé en 2016 un règlement visant à limiter cette teneur à 60 mg/kg d’engrais phosphatés pendant trois ans à partir de sa promulgation, puis à 40 mg/kg pendant les neuf années suivantes, avant de passer définitivement à 20 mg/kg.
En octobre 2017, le Parlement européen a soutenu ce texte, tout en allongeant de 12 à 16 ans la durée pour parvenir à la teneur finale de 20 mg/kg.
Les producteurs de minerai, les fabricants d’engrais et les syndicats agricoles ne sont pas favorables à ce texte. Ils avancent que ces seuils vont rendre inutilisable la majeure partie des minerais phosphatés importés par l’Union européenne et favoriser les pays producteurs de minerais peu chargés en cadmium, (comme la Finlande). Toujours selon eux, cette mesure risque de faire augmenter les prix des fertilisants, du fait de la restriction de l’offre de matière première ou de la mise en place de procédés de decadmiation pour leur fabrication.
Le texte ne fait pas non plus l’unanimité au sein de l’Union européenne. Plusieurs gouvernements – dont les autorités allemandes et danoises – se sont déclarés favorables au texte ; quatorze États ont déjà instauré une limite inférieure ou égale à 60 mg de cadmium par kg d’engrais phosphaté. En Finlande, en Hongrie et en Slovaquie, ce seuil a même été porté à 20 mg/kg. L’Espagne, le Royaume-Uni et la Pologne s’opposent à cette réglementation. La position de la France n’est pas arrêtée.
Si l’on dispose en France de solides données sur les teneurs actuelles des sols en cadmium, notamment grâce aux dispositifs d’inventaire et de surveillance du Groupement d’intérêt scientifique Sol, on connaît toutefois mal les flux de ce métal dans les sols et les cultures.
Faire un bilan des flux du cadmium dans un sol revient à calculer chaque année les entrées du métal dans ce sol, à en déduire les sorties et à rapporter la différence « entrées-sorties » à la teneur du sol au début de l’année. Les entrées correspondent aux apports des retombées atmosphériques, des engrais phosphatés, des amendements organiques (fumier, lisier, compost) et calciques (chaulage).
Les sorties sont représentées par le cadmium exporté avec les récoltes et le cadmium lixivié, c’est-à-dire emporté avec les eaux percolant dans les sols pour rejoindre les rivières ou les nappes phréatiques.
Au niveau international, seules deux études ont été publiées, qui cherchent à prévoir leur évolution en fonction des pratiques agricoles.
Publiée en 2014, une étude prospective simulant les bilans de flux du métal, prédit à l’échelle européenne une baisse de 15 % de la teneur en cadmium des sols agricoles d’ici cent ans. Financée par l’association européenne des producteurs d’engrais, Fertilizers Europe, cette étude constitue pour eux un argument contre le projet de réglementation de la Commission européenne. Pourquoi limiter aussi strictement le cadmium dans les engrais phosphatés si dans les conditions actuelles, sa teneur dans les sols est à la baisse ? Fertilizers Europe avance qu’une teneur maximale de l’engrais pourrait être de 146 mg/kg.
Mais cette prospective réalisée à l’échelle européenne se base sur des conditions de sol, de climat et de pratiques culturales moyennes éloignées des conditions françaises. Une étude plus adaptée au contexte français était donc nécessaire.
Nous avons donc simulé les flux de cadmium dans les sols sous grande culture à l’échelle du pays et de ses 22 anciennes régions administratives, pour lesquelles nous disposions de nombreuses données.
Les paramètres ont été fixés de façon à reproduire six scénarios combinant pratiques agricoles et réglementation : la poursuite des pratiques de fertilisation actuelles, l’adoption généralisée des bonnes pratiques de fertilisation ou la conversion totale à l’agriculture biologique avec, à chaque fois, la mise en œuvre ou non de la réglementation européenne limitant la teneur en cadmium dans les engrais.
Nos calculs montrent que dans les conditions de fertilisation et de réglementation actuelles, les engrais phosphatés sont à l’origine d’environ 75 % des entrées de cadmium dans les sols. Si ces conditions sont maintenues, la teneur en cadmium dans les sols français augmentera de 3 à 5 % au bout d’un siècle. Et la teneur dans les récoltes suivra la même tendance.
Pourquoi un tel résultat, opposé à la prédiction faite à l’échelle européenne ?
Principalement parce que la teneur en cadmium dans les engrais français est beaucoup plus élevée que la moyenne européenne (51 mg/kg d’engrais phosphatés contre 36 mg/kg) et que les pertes de cadmium par lixiviation sont beaucoup plus faibles dans les sols français que ce que prédit l’étude menée à l’échelle européenne.
Confronté aux données d’expériences de plein champ et de longue durée menées dans le cadre du SOERE-PRO (Système d’observatoires, d’expérimentations et de recherche en environnement de produits résiduaires organiques), le modèle utilisé dans l’étude à l’échelle européenne surestime de 5 à 12 fois les sorties de cadmium par les eaux de drainage. En surestimant les sorties de cadmium du sol, cette étude exagère donc la baisse du cadmium prédite pour les sols européens, voire en inverse la tendance.
Si la réglementation européenne entrait en vigueur, la baisse du cadmium dans les sols serait de 3,8 % d’ici cent ans. L’allongement du délai proposé par le Parlement européen n’aurait que très peu d’effet sur l’évolution de la teneur.
Mais nos calculs, à partir des enquêtes du ministère de l’Agriculture, ont aussi montré que la fertilisation phosphatée actuelle est environ 30 % supérieure aux besoins des cultures.
En conséquence, si les bonnes pratiques de fertilisation recommandées étaient strictement appliquées, la teneur en cadmium dans les sols se stabiliserait au niveau actuel. Et si, aux bonnes pratiques de fertilisation venait à s’ajouter la limitation du cadmium dans les engrais, le cadmium dans les sols baisserait d’environ 5 % après un siècle.
Une conversion à l’agriculture biologique aurait des conséquences analogues à celles de l’agriculture conventionnelle appliquant les bonnes pratiques de fertilisation. Ce n’est pas surprenant car en agriculture biologique la fertilisation phosphatée est également calculée de façon à ce que les fournitures en phosphore par les amendements et l’engrais minéral autorisé (le phosphate naturel) correspondent aux besoins des cultures.
Le coût de la decadmiation des engrais phosphatés oscille entre 30 et 100 dollars par tonne d’engrais phosphatés. En supposant un maximum de 100 euros par tonne, le surcoût serait de l’ordre de 2 euros pour la fertilisation actuelle d’un hectare de blé. Ce surcoût représente moins de 0,2 % du coût de la culture de blé de l’ordre de 1 600 euros par hectare en 2014.
La décadmiation des engrais est probablement moins un problème économique que technique, puisque le procédé n’a pas encore été éprouvé à l’échelle industrielle. C’est pour laisser le temps à sa mise au point que la réglementation prévoit une baisse progressive des teneurs dans les fertilisants.
Si l’on veut donc réduire l’exposition chronique des populations au cadmium en France, il faut diminuer la teneur de ce métal dans les engrais, comme le propose le projet de réglementation européenne.
Mais ce n’est pas suffisant.
Il faut également mettre fin à la surfertilisation phosphatée, ce qui aurait en outre l’avantage d’économiser les ressources minières de cet élément essentiel, et de réduire la pollution par eutrophisation (excès de nutriments favorisant les proliférations d’algues) des eaux continentales et littorales. Il est nécessaire de mettre en place d’autres moyens, comme la sélection de végétaux cultivés accumulant moins de cadmium ou encore l’extraction du métal contenu dans le sol.
Thibault Sterckeman, Ingénieur de Recherche à l'INRA, Université de Lorraine
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.
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