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Rien ne se perd, tout se crée



  • Article paru dans le journal Le Devoir (Canada-Québec) le vendredi 11 août 2006 *.

    Déforestation, désertification, explosion des villes et bidonvilles, pollution de l'eau et de l'air, l'Afrique fait face à des fléaux qui la menacent. Mais les femmes veillent au grain. Elles sont les premières au front quotidien des luttes pour assainir l'environnement. Notre collaboratrice Monique Durand a sillonné l'Afrique, à leur rencontre. Elle nous livre ici le quatrième article d'une série de cinq.

    Cotonou -- Principale ville du Bénin avec un million d'habitants. Ville construite à l'embouchure du grand fleuve Nokwe qui se jette dans le golfe de Guinée. Cotonou, comme la plupart des grandes agglomérations africaines, grossit chaque jour davantage avec l'arrivée des ruraux qui viennent y chercher une vie, espèrent-ils, plus douce. Ces nouveaux citadins ont jeté leur quotidien sous des toits de fortune le long du Nokwe, où ils pêchent, boivent et défèquent, ou sur les bords de mer, et jusque dans les marais appelés ici «bas-fonds». Ces développements sauvages, où le choléra demeure toujours une menace, donnent des maux de tête aux autorités sanitaires. La collecte des ordures s'y avère souvent impossible, les camions de ramassage ne trouvant plus de voies pour pénétrer sur ces tas d'immondices stratifiés.

    Mais Cotonou est bien autre chose que cela. C'est aussi une ville de fleurs odoriférantes et de petits marchés colorés. C'est ici que les Chinois ont construit un Palais des congrès ultra-moderne qui fait la fierté des Béninois. Dans ses rues règne la pétulante anarchie de l'Afrique et vrombit une nuée de motocyclettes légères, dont les conducteurs, vêtus d'un jaune éclatant, font office de taxis. Et vous emmènent, par exemple, à la boutique de prêt-à-porter «Harcèlement» ou aux magasins généraux «La Confiance» ou «La Gloire».

    C'est sur l'une des ces motos pétaradantes que Jacqueline Djidonou, 30 ans, se rend tous les jours au grand marché de Cotonou, le marché Dantokpa, l'un des plus importants en Afrique. Elle va voir ses chères ouailles, ses Gohotos ou «femmes récupératrices». Elles sont environ 350 à récupérer tout ce qui est récupérable à Cotonou, surtout des bouteilles vides de toutes natures et dimensions. Ces femmes se disséminent à travers la ville au petit matin et achètent aux gens, parfois de porte en porte, les précieuses bouteilles à recycler qu'elles revendront ensuite aux commerçants de Dantokpa en mal de contenants. C'est de cette vente qu'elles tirent leur marge de profit.

    Les Gohotos exercent ce métier de mère en fille depuis des générations. «Nous aidons des femmes qui n'ont jamais été aidées», explique Laurent Gauthier, directeur du projet Gestion des déchets solides et ménagers d'Oxfam-Québec au Bénin. Grâce au financement de l'Agence canadienne de développement international, Oxfam-Québec a regroupé ces femmes, leur a donné la chance d'apprendre à lire et à compter dans leur langue, le fon, et les a aidées à s'organiser de meilleure façon. Depuis, leurs revenus ont plus que triplé ! Même la Société béninoise des brasseries vient s'approvisionner en milliers de bouteilles chez les femmes récupératrices. Oxfam-Québec finance en outre la construction d'un vaste kiosque qui abritera leurs activités au marché. C'est à Jacqueline, une assistante sociale âgée de 30 ans, que l'organisme québécois a confié la tâche d'accompagner la mutation de ces femmes, autrefois pauvres parmi les pauvres, en véritables commerçantes.

    Jacqueline m'emmène, ce matin-là, voir les fondations de ce qui deviendra le kiosque des Gohotos, en plein coeur du marché. Les maçons s'y affairent déjà. Elles y auront des espaces pour étaler et entreposer leurs bouteilles, et pour les laver à grande eau. Une sorte de rêve pour ces femmes qui arpentent, de l'aube jusqu'à la mi-journée, les quartiers de Cotonou en criant à la cantonade «Gohotos ! Gohotos !» à la recherche de bouteilles, fioles, matériaux récupérables en tous genres. Avec, souvent, un bébé noué sur les reins, elles marcheront en moyenne une vingtaine de kilomètres quotidiennement, avant de venir finir leur journée au marché Dantokpa. «Avant, ces femmes-là ne faisaient que subir. Grâce à notre projet, elles ont acquis un statut et une certaine maîtrise de leur vie», dit Jacqueline.

    La plupart d'entre elles viennent de la campagne. Elles passent la semaine à Cotonou pour les fins de leur commerce, et rentrent chez elles la fin de semaine. Là, elles remettent la plus grande partie du pécule durement gagné à leur mari. Et là les attend, pour ainsi dire, une autre semaine de travail...

    Marché Dantokpa toujours. Jacqueline me présente une Gohoto à la faconde joyeuse, Marie Tokpanou, la présidente de l'Association des femmes récupératrices. «Je vais danser de joie quand le kiosque sera inauguré», s'exclame-t-elle. Toutes les filles de Marie font le même métier qu'elle. Mais pas ses petites-filles. «Je te suis de près, Marie !», fait Jacqueline en rigolant. «Les petites doivent aller à l'école !» Marie opine du chef.

    Marie vend d'anciennes bouteilles d'eau de Javel, d'alcool, de Coca-Cola, d'anciennes pintes de lait, d'anciens flacons de Jergens, des bidons de toutes tailles et de toutes provenances. Les marchands de Dantokpa viennent acheter ces contenants qui leur serviront ensuite à vendre eau de Javel frelatée, huile à moteur trafiquée, et autres liquides. Marie a aussi une autre clientèle : les guérisseurs. Ils viennent lui acheter des bouteilles de pilules, de sérum, et des petites fioles diverses pour les remplir de leurs potions médicinales et les vendre. Aucun produit neuf ou d'origine, ou si rarement, ne s'achète ni ne se vend ici : que du recyclé. C'est ainsi que va l'Afrique. Rien ne se perd et tout se crée. Et c'est ainsi que va le marché Dantokpa : des morceaux de voitures, de motos, de bicyclettes, au milieu des étals de tomates, d'oignons, d'oranges, au milieu des coqs, poules et autres oiseaux, morts et vivants; des nuées de marchands, de clients et d'enfants qui se pressent dans cet hallucinant «happening» quotidien.

    Quelquefois, Marie s'accorde le loisir de rester au marché la fin de semaine, plutôt que de rentrer dans sa campagne. Alors elle se sent un tantinet délinquante. «Des petites vacances !», fait-elle, la voix un brin moqueuse.

    «Je suis heureuse quand je suis avec mes Gohotos, lance Jacqueline. Je suis très attachée à elles. Quand Oxfam-Québec m'a invitée à Montréal l'année dernière, elles me manquaient et je leur téléphonais tous les jours !»

    Jacqueline vient de la vallée de Louémé, à une trentaine de kilomètres de Cotonou. Son père a cinq femmes et 22 enfants. «Les autres femmes que ma mère me détestaient. L'une d'elles refusait même de me nourrir !» Pour Jacqueline, la polygamie de son père a été un enfer dont elle commence tout juste à se remettre. «Quand je vois mes femmes récupératrices, je sais qu'elles ont toutes des co-épouses, et qu'elles souffrent. Je m'aide moi-même en les aidant, tout en contribuant à assainir l'environnement au marché et à Cotonou. Une vraie thérapie.» Elle poursuit : «Avant, je ne parlais pas. J'étais nerveuse, mal dans ma peau. Totalement perturbée par mon histoire familiale. Ce projet avec les Gohotos m'a complètement transformée.»

    Dernière image de Dantokpa avant de revenir au bureau d'Oxfam-Québec avec Jacqueline : une vendeuse du marché dort le visage dans ses citrons verts, harassée par la chaleur et le labeur du jour.

    Oxfam-Québec est en fait le grand orchestrateur du ramassage et du recyclage des ordures ménagères à Cotonou, coordonnant le travail de dizaines d'ONG préoccupées d'environnement, de concert avec les autorités municipales. «Nous voyons au ramassage de porte en porte, puis au transport des déchets dans un vaste site d'enfouissement financé par le Canada. Nous avons mis un terme aux dépôts sauvages qui, avant, jonchaient la ville», raconte Laurent Gauthier, en poste au Bénin depuis 10 ans. «Les Canadiens sont vus ici comme des gens organisés et méthodiques.»

    Chaque maison doit payer la somme de 1000 francs CFA par mois (2 $CAN) pour qu'on la débarrasse de ses déchets domestiques. L'adhésion des gens s'obtient sans trop de mal.

    «Nous voyons aussi à la transformation des déchets organiques en compost, pour engraisser le grand jardin communautaire de Cotonou, situé tout près de l'aéroport», poursuit Laurent Gauthier. Trois cents maraîchers et maraîchères y possèdent une parcelle et vendent leur production à des particuliers. Le compost, déposé dans cette terre aride et sablonneuse, y fait des miracles.

    Adrienne, 53 ans, occupe un emplacement dans ce jardin communautaire depuis 35 ans. C'est elle qui est le gagne-pain de sa famille : huit enfants et un mari. Elle a installé une natte et des bancs de bois sous un arbre, au milieu des lézards, des enfants, de ses oignons et de ses choux. Elle me fait visiter sa parcelle. «Hier, j'ai vendu pour 3500 francs CFA [8 $CAN]. Une journée moyenne.» Le revenu annuel d'Adrienne est de plus ou moins 3000 $CAN.

    Le vent chaud de l'Afrique rend la terre doucement frémissante. Adrienne chasse deux ou trois mouches avec sa main. Tout à coup arrive une petite fille maigrelette. Elle a 10 ans environ. Elle est partie à pied, tôt le matin, des hauteurs de Cotonou. Sa mère l'a envoyée acheter des salades à Adrienne, qu'elle revendra ensuite. Je lui demande son nom : Sofia. Son âge : elle ne sait pas. Va-t-elle à l'école ? Non. Elle a dû quitter l'école pour aider sa mère. Et puis voilà bientôt Sofia repartie comme elle était venue, à pied, avec 30 salades sur la tête. Passée comme une ombre. Nous laissant, Adrienne et moi, un peu tristes.

    Alors, comme pour exorciser la misère, Adrienne esquisse un déhanchement dont seuls les Africaines et Africains sont capables. «Vous savez quoi ? Je rêve de m'acheter une petite voiture. Pour aller voir mes nièces à Abidjan. Il y aurait l'air climatisé. Et un lecteur de cassettes.»

    Oui je la vois, Adrienne, dévalant les routes cahotantes du Bénin vers Abidjan. La clim' et le son au max. Dansant derrière son volant neuf.

    Collaboration spéciale

    ***

    Monique Durand s'est rendue au Bénin grâce à un programme de l'ACDI destiné aux journalistes, et avec le soutien des organismes Oxfam-Québec, Développement et Paix et Droits et Démocratie.

    * L'Institut de l'Énergie et de l'Environnement de la Francophonie (IEPF) remercie Madame Monique Durand et le journal Le Devoir d'avoir bien voulu contribuer à l'animation du portail "Femmes" de Médiaterre en acceptant d'y diffuser 5 articles sur le thème "femmes africaines et environnement" publiés dans Le Devoir du 8 au 13 août 2006 ainsi que 2 articles sur les femmes africaines publiés dans Le Devoir les 9 et 10 août 2005.
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