Fin mai 2018 s’est tenu à Bangkok, en Thaïlande, le second forum du projet Mekong Region Land Governance (MRLG), mis en œuvre par le Gret en partenariat avec Land Equity International. Ce forum a réuni près de 300 participants venus débattre des enjeux des réformes foncières et des appuis stratégiques à fournir pour promouvoir des politiques plus justes et équitables dans les quatre pays d’intervention du projet (Cambodge, Laos, Myanmar et Vietnam). A l’occasion du démarrage en juillet d’une nouvelle phase d’activités, nous sommes allés à la rencontre de Christian Castellanet, qui accompagne ce projet aux enjeux politiques forts depuis son démarrage en 2014.
« Lorsqu’on engage un programme de développement de cette envergure, cela nécessite un travail sur la durée pour assurer des effets positifs et pérennes », rappelle Christian Castellanet, expert agriculture au Gret et adjoint au chef de projet MRLG. Le projet, financé par les coopérations suisse, allemande et luxembourgeoise, a été reconduit pour une deuxième phase de quatre ans, qui démarre en juillet 2018 et s’achèvera en juin 2022.
Les pays de la région du Mékong (Cambodge, Laos, Myanmar et Vietnam) ont connu un développement économique sans précédent depuis les années 1990. Mais ces évolutions n’ont pas bénéficié à tous de la même façon : les populations rurales qui vivent de l’agriculture et de la foresterie, et en particulier les minorités ethniques, connaissent de grandes difficultés pour sécuriser leurs droits fonciers et leur accès aux terres et aux ressources naturelles. Dans les pays du Mékong, l’Etat considère en effet qu’il est d’office propriétaire des terres. Alors que les gouvernements ont reconnu un droit d’occupation permanent aux familles paysannes sur nombre de parcelles de culture de riz irrigué, les zones de collines, de plateaux et de montagnes ne bénéficient pas du même traitement. Dans ces zones, il n’y a pratiquement pas de reconnaissance de la propriété paysanne.
Soucieux du bon développement économique de leur pays, les Etats du Cambodge, du Laos, du Myanmar et du Vietnam ont décidé depuis une quinzaine d’années d’attribuer de grandes surfaces de terres – officiellement publiques – à des investisseurs privés, sous forme de concessions de longue durée (de 30 à 99 ans). Environ la moitié de ces investisseurs sont des firmes nationales, et l’autre moitié des investisseurs des pays voisins (Chine, Thaïlande et même Vietnam) ou des multinationales. Cependant, une bonne partie des surfaces attribuées aux concessions étaient jusqu’alors occupées par des communautés villageoises pratiquant l’agriculture paysanne et la foresterie communautaire. Des villages entiers ont ainsi été privés des terres qu’ils occupaient depuis plusieurs générations, avec parfois des offres de relocalisation ou de compensation inégales par rapport aux pertes causées, contribuant à la paupérisation et à l’instabilité de ces populations.
Encourager les investissements agricoles responsables et résoudre les conflits
Cette situation a provoqué de nombreux conflits dans les campagnes. Elle a été dénoncée par la société civile, malgré les limitations parfois sérieuses de la liberté d’opinion et d’information, et est devenue un véritable enjeu politique et de société. En 2012, un moratorium a finalement été décrété par les gouvernements du Laos et du Cambodge, et a permis d’annuler certaines donations de concessions. Au Myanmar, les allocations de terre à grande échelle ont fortement ralenti depuis le début de la transition démocratique, mais la situation reste très tendue et confuse dans les zones de conflit armé.
Les investissements directs dans l’agriculture, par le biais de ces entreprises, peuvent être bénéfiques pour le développement des pays. Mais force est de constater que les engagements pris n’ont pas toujours été respectés par les concessionnaires, et que les résultats en termes de production, d’emploi et de recettes fiscales, ont été globalement décevants. « Aujourd’hui, notre objectif est double. Le premier est de faire en sorte que ces populations puissent fournir un “consentement libre et éclairé” avant tout nouveau projet d’investissement affectant leurs terres ; ou à défaut, s’il y a expropriation pour motif d’intérêt public, de s’assurer qu’elles obtiennent une compensation juste. Cela nécessite donc des séances d’information préalables, dispensées dans la langue locale. Le second objectif est d’appuyer des projets innovants, qui défendent les droits des populations locales face aux grands investissements », explique Christian Castellanet.
« Le MRLG encourage par exemple les projets comme celui de l’entreprise forestière finlandaise Stora Enso au Laos, qui s’est engagée à négocier et à obtenir le consentement des communautés avant de démarrer de nouvelles plantations forestières, dans le cadre de contrats prévoyant divers dédommagements pour l’utilisation de leurs terres coutumières, le tout avec l’appui d’une ONG locale qui s’assure que les conditions du consentement libre et éclairé sont bien remplies et aide l’entreprise à communiquer avec les communautés. Ce type d’approche peut intéresser non seulement les communautés concernées, mais aussi les entreprises. Si le processus est clairement expliqué aux communautés, et qu’elles ont la possibilité soit de rester sur leurs terres, soit de percevoir une compensation financière et non financière satisfaisante, cela devrait limiter les conflits ouverts à l’avenir et les entreprises qui investissent pourront développer leur activité sereinement, sans avoir à faire face à des conflits sociaux », poursuit Christian Castellanet.
Le projet MRLG a également appuyé des processus de médiation visant à résoudre des conflits déjà anciens entre communautés et entreprises, au Cambodge en particulier. Dans ce cas de figure, les entreprises sont souvent forcées de négocier, soit parce que leurs financeurs internationaux ont été saisis de plaintes et doivent prendre des mesures pour régler les conflits dans le cadre de leurs propres engagements liés à la responsabilité sociétale des entreprises (RSE), soit pour préserver leur image publique au niveau de leurs pays d’origine. C’est le cas par exemple d’entreprises européennes ou américaines ciblées par des campagnes citoyennes, et faisant parfois l’objet de plaintes en justice pour violation des droits de l’homme sur leurs plantations. Le projet MRLG tente dans ce cas de promouvoir de nouveaux compromis dans lesquels chacun est gagnant, en permettant par exemple aux communautés de récupérer une partie des plantations et de vendre leur production à l’entreprise agro-industrielle, avec des contrats équitables.
Promouvoir la reconnaissance des droits coutumiers et des minorités
L’évaluation de la première phase du projet MRLG a recommandé d’unifier les actions mises en place. « Avec 80 partenaires locaux et une équipe d’une vingtaine de personnes, le tout réparti dans pas moins de quatre pays, on peut dire que cela requiert une forte coordination. L’équilibre entre l’autonomie nationale et la volonté de mener une action collective est un point crucial. La clef de la réussite réside dans des échanges très réguliers, des rencontres de travail et une planification en amont, car rien ne remplace une relation de confiance réciproque », précise Christian Castellanet.
Cette confiance doit également être instaurée avec les acteurs locaux du Mékong. Pour cela, il est prévu que la phase 2 du projet accentue ses activités de plaidoyer afin de favoriser la reconnaissance des droits coutumiers. L’objectif est de s’insérer dans les processus déjà en cours en aidant les acteurs clefs des processus à participer aux discussions des projets de lois en cours, et en appuyant la création de réseaux d’alliés issus des secteurs privés comme de la recherche à différentes échelles.
Cette reconnaissance des droits passe aussi par la légitimation des pratiques traditionnelles des minorités ethniques. D’où l’importance de récolter et de compiler des données concernant les pratiques traditionnelles, afin de pouvoir les expliquer, les mettre en valeur et les conserver. Un guide a ainsi été publié. Intitulé « Documenting Customary Tenure in Myanmar: a guidebook » (en anglais et en birman), il vise entre autres à répertorier les techniques, les terres des villages et des familles, afin d’en assurer la bonne transmission aux jeunes générations. Ce chantier a bénéficié de l’appui de l’équipe du Gret spécialisée sur le foncier au Myanmar, dirigée par Céline Allaverdian.
Enfin, la phase 2 du projet prévoit également d’intégrer la prise en compte des problématiques d’égalité de genre, afin d’évaluer si des actions spécifiques à l’égard des femmes ou des hommes sont nécessaires.
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Lirel’interview de Christian Castellanet sur les droits fonciers coutumiers en Asie du Sud-Est
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