Il y a deux ans, le Gret engageait une réflexion pour développer et formuler une « approche par les communs » visant à accompagner les acteurs locaux dans la construction de modes de gouvernance partagée. Retour sur une expérience collective enrichissante.
Dans neuf pays d’Afrique, d’Asie, à Madagascar et en Haïti, les équipes du Gret testent depuis 2019 l’instauration d’une approche par les communs dans des projets de terrain.
Cette mise en situation – rendue possible grâce à une convention programme signée avec l’Agence française de développement qui devrait s’étendre sur une durée de neuf ans – a pour objectif de valoriser des modes de gouvernance plus durables, équitables et inclusifs au sein des territoires, mais aussi de permettre des retours d’expériences favorisant le développement d’un savoir-faire opérationnel de mise en place d’un commun.
Bien que la conduite du programme sur les communs ait été impactée par la pandémie de Covid-19, la dynamique d’apprentissage collectif a pu être maintenue. Dans le prolongement d’un travail conceptuel de réflexion, de définition et de formulation d’une approche par les communs, les équipes du Gret ont ainsi accompagné sur les différents sites les acteurs locaux (usagers, organisations de la société civile, pouvoirs publics, acteurs privés, etc.) dans la mise en place de gouvernances justes et durables. Cette mise en œuvre s’est effectuée dans une démarche de recherche-action.
Les réflexions menées sur les communs au sein du Gret se fondent initialement sur les travaux d’Elinor Ostrom, politologue et lauréate en 2009 du « Prix Nobel d’économie ». Dans une première définition, un commun se compose à la fois d’une ressource en accès partagé, d’une communauté d’acteurs disposant d’un ensemble de droits (accès, prélèvement, etc.) et de règles établies autour de cette ressource, via une structure de gouvernance.
Les différents temps d’échanges collectifs du programme ont permis aux équipes du Gret de poursuivre l’appropriation du concept pour aboutir à une définition dynamique et opérationnelle d’un commun, tel qu’une forme d’organisation sociale, dans laquelle un ensemble d’acteurs et d’actrices décident de s’engager dans une action collective pour construire une gouvernance partagée, capable de définir et mettre en œuvre un ensemble de règles de gestion durable et équitable des droits d’accès et d’usage d’un objet d’intérêt commun (ressource, service ou territoire).
« Cette définition, plus processuelle, permet de pointer l’importance de l’action collective et de l’apprentissage collectif dans la constitution et la vie d’un commun », souligne Jean-François Kibler, coordinateur du programme Communs au Gret.
L’action collective engagée par les acteur-rice-s locaux est ainsi le point de départ du processus de construction de gouvernance partagée et de définition des règles. Elle est généralement motivée par la nécessité de résoudre un dilemme social, avec des tensions souvent liées à des conflits d’intérêts entre le court terme et le long terme, l’individuel face au collectif, autour de l’objet du commun. Ce dilemme se présente d’autant plus que les ressources dites « communes » sont en accès partagé (par exemple l’eau), et qu’il est très difficile d’exclure des usages potentielle9s (non-excluabilité) alors que l’utilisation de la ressource impacte la possibilité d’autres usages d’en jouir également (rivalité). La mise en place d’une gouvernance partagée et de règles autour de la ressource commune vise à résoudre ces potentielles tensions, pour éviter de mettre en danger la durabilité de la ressource et générer des ruptures de dialogue et des violences. On parle de gouvernance partagée car l’ensemble des acteur-rice-s du commun participent activement aux processus de décision et de contrôle des règles, de telle façon qu’ils et elles puissent évaluer et faire évoluer ces règles périodiquement, dans une démarche d’apprentissage collectif continu.
En Haïti, la société civile et les autorités locales se concertent sur les enjeux urbains, ©Gret
La mise en œuvre d’une approche par les communs dans le cadre des projets du Gret se développe autour de trois axes : une intention politique, un cadre conceptuel et des méthodes de facilitation.
L’intention politique vise ainsi à construire des modalités de gouvernance partagée plus justes et plus durables, en veillant notamment à renforcer la participation citoyenne dans les instances de décision et de contrôle. « Nos analyses et stratégies d’intervention mobilisent un cadre conceptuel rigoureux, en grande partie inspiré du cadre théorique des communs, complexe et en constante évolution, où les analyses et réflexions qui découlent des projets s’enrichissent entre elles », explique Marilou Gilbert, chargée d’animation du programme. L’accompagnement des dynamiques locales de construction de communs se matérialise par le développement de méthodes de facilitation de dialogue et de construction sociale (dialogue, concertation, prospective ou négociation), qui font appel à un large spectre de champs de références, de la modélisation à l’éducation populaire. « En mettant en place un contexte favorable à l’action et à l’apprentissage collectif, l’opérationnalisation de l’approche doit permettre de construire une gouvernance partagée garantissant un pouvoir de décision et de contrôle par les citoyen·ne·s efficient·e·s… Un défi de taille ! », poursuit Jean-François Kibler.
Echanges avec les usager.e.s et riverain.e.s d’un parc naturel, Mauritanie, ©Gret
Sur le terrain, un des premiers enjeux était d’identifier l’objet du commun, d’en caractériser ses contours et ses limites. Par un long cheminement de dialogues et de confrontations de points de vue, les équipes du Gret ont accompagné les différentes parties prenantes dans ce travail d’identification, dans l’objectif de tendre vers un mode d’organisation sociale représentant les intérêts de tou·te·s.
Cette étape de recensement a notamment permis de souligner la diversité des communs. Ainsi, dans la ville de Luang Prabang au Laos, le commun à construire porte sur un réseau de mares urbaines qu’il s’agit de préserver par la mise en place d’une gouvernance partagée. Dans le Haut Katanga, en RDC, il s’agit d’un périmètre agroforestier sur lequel le Gret a accompagné la création d’une coopérative de production. Il est parfois difficile de cerner les limites du commun, car ceux-ci peuvent être « enchâssés » les uns dans les autres : cette question s’est posée dans le cadre d’un projet à Madagascar où le commun pouvait être à la fois l’électricité, le service d’électricité ou la ressource eau génératrice d’électricité. La pratique montre qu’il serait vain de s’enfermer dans des propositions ou catégories de communs prédéfinies car ils seront, in fine, définis et construits par les populations elles-mêmes.
L’important est de porter son attention sur qui se passe en amont, à la racine de l’émergence d’un commun. Il s’agit de repérer les motivations des acteur·rice·s et de mettre en place des conditions favorables à l’action collective, à la mobilisation et à l’engagement dans la construction d’une gouvernance partagée. Comprendre les aspects sur lesquels ces motivations portent s’avère tout aussi essentiel que la définition du commun en elle-même.
Une mare urbaine à Luang Prabang, © Gret
Un commun étant un mode d’organisation sociale, il est central d’analyser les jeux d’acteur·rice·s et les interactions entre les différentes personnes liées au commun, afin de mettre en place des cadres de dialogue et des méthodes d’animation favorables à la construction d’un mode de gouvernance durable et inclusif de la ressource, du service ou du territoire.
À différentes étapes de la mise en œuvre des projets, les équipes du Gret développent et testent des méthodes d’analyse permettant d’appréhender les jeux d’acteur·rice·s en matière d’intérêts, d’influence, de pouvoir, de ressources, etc. S’ils peuvent prendre la forme de matrices, de cartographies ou encore de dessins, plusieurs outils déjà élaborés ou modélisés par des chercheurs ont pu être mobilisés dans le cadre des projets, comme par exemple la méthode ARDI (Acteurs-Ressources-Dynamiques-Interactions).
De manière complémentaire, plusieurs méthodes d’animation visant à faciliter la concertation et le dialogue social sont apparues très intéressantes. Parmi celles-ci, les jeux de rôles ont été mobilisés dans le cadre de plusieurs projets, à Madagascar et au Sénégal notamment, et sont apparus comme un levier puissant de prise de conscience et de dialogues entre parties prenantes du commun. Sur la côte est de Madagascar, un jeu de rôle a été testé avec l’appui de l’UMR Green du Cirad dans le cadre d’un projet de pêche côtière durable. Comme outil d’apprentissage au dialogue social, le jeu a notamment permis aux habitants d’initier la formulation collective de plans d’action stratégiques pour une gouvernance partagée de leurs ressources naturelles, tout en contribuant à tisser des liens entre les parties prenantes. Toujours à Madagascar, un jeu de plateau a également été conçu et testé dans le cadre d’un projet d’électrification rurale, afin de co-construire les règles de gestion d’une installation électrique.
Concertation pour une pêche côtière durable dans la Baie d’Antongil à Madagascar, ©Gret
Des réflexions ont également porté sur les méthodes de suivi et d’évaluation des communs en construction. Rappelons que dans ce cadre, le processus de définition et d’amélioration des règles liées au commun est continu. Un enjeu central est donc d’accompagner les acteur%u2219rice%u2219s dans la mise en place de dispositifs internes permettant d’apprécier le niveau de respect des règles mises en place, ainsi que l’impact de celles-ci sur la gestion et la pérennité de l’objet du commun.
Le suivi-évaluation doit également permettre d’apprécier des changements qualitatifs, pouvant être sujets à des perceptions subjectives, et difficilement perceptibles à travers des indicateurs quantitatifs. Le recours à des témoignages vidéos à intervalles réguliers, inspirés de la méthode « Most Significant Change », peut révéler des changements de posture, de perception ou de pouvoir de la part des différents participants.
Ces différentes réflexions et expérimentations s’inscrivent dans une démarche transversale de recherche-action. Un protocole a été progressivement développé et approprié par l’ensemble des équipes, définissant un cadre méthodologique décliné pour chaque contexte. Il invite au questionnement sur les leviers et blocages existants, et aide à la définition d’hypothèses en vue de formuler des stratégies d’action, puis de documenter et évaluer leurs effets sur les communs en devenir. Ce protocole peut ainsi être utilisé pour développer, tester et évaluer de manière qualitative la déclinaison spécifique de l’approche par les communs dans le cadre de chacun des projets.
Le programme lui-même est conduit dans une logique d’apprentissage collectif, alimenté notamment par des notes de réflexion produites régulièrement par les équipes du Gret mobilisées sur le terrain. Portant à la fois sur les outils, les méthodes et les démarches opérées, elles favorisent le partage et la capitalisation d’expériences. Un enjeu des prochains mois sera de finaliser des outils pour diffuser ces apprentissages. Un Petit manuel pratique à l’usage des praticien.ne.s, en cours d’élaboration, devrait offrir un ensemble de supports conceptuels et d’outils méthodologiques mobilisables pour que chacun·e puisse définir sa propre stratégie d’intervention.
Retrouvez les différents projets du Gret intégrés à la convention programme sur les communs :
Communs et gouvernances partagées – Un dialogue renforcé en Haïti
Communs et gouvernance partagée – Concertation autour de la ressource en eau au Sénégal
Communs et gouvernance partagée – Un service de gestion des déchets local et inclusif au Congo
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