Mediaterre

Femmes d'Afrique et environnement (2) - Les fraises du désert



  • Article paru dans le journal Le Devoir (Canada-Québec) le mercredi 9 août 2006 *.

    Déforestation, désertification, explosion des villes et bidonvilles, pollution de l'eau et de l'air, autant de fléaux qui menacent l'Afrique. Mais les femmes veillent au grain. Elles sont les premières sur le front des luttes visant à assainir l'environnement. Notre collaboratrice Monique Durand a sillonné l'Afrique, à leur rencontre. Elle nous livre ici le deuxième d'une série de cinq articles.

    C'est la pire journée pour sortir de Dakar. Mais Tiné nous attend. En ce jour de la fête musulmane du Magal, des centaines de milliers de Dakarois et de Sénégalais embarquent dans tout ce qui a des roues et convergent vers Touba, un lieu de pèlerinage. Mais nous n'allons pas à Touba. Nous allons à Mbaoyune, à une soixantaine de kilomètres de Dakar, chez Tiné Ndoye, présidente de l'Association des femmes rurales sénégalaises. Tiné est une pionnière de l'agriculture biologique dans son pays.

    C'est son fils Mbaye qui m'y emmène, enfin pas vraiment son fils. Parce que Mbaye est né de la seconde épouse de son père. Et Tiné est la troisième épouse. Mais, dans la tradition africaine, les épouses sont les mamans de l'ensemble de la progéniture.

    Mbaye conduit un énorme taxi jaune et noir auquel il ne reste que la peau et les os. Les portières ne ferment plus, les fenêtres ne ferment plus, le capot non plus. Qu'à cela ne tienne, nous faisons route vers Mbaoyune. «J'ai remis le moteur à neuf, je serai encore bon pour sept ou huit ans», poursuit Mbaye.

    Nous mettons un temps infini à sortir de la capitale. Il faut traverser des grappes humaines qui se bousculent à bord de «cars rapides», des chapelets de cars rapides, dont chacun porte un nom. «Amdoulillah» (merci) ou encore «Merci maman». Les bus surpeuplés sont la métaphore de la ville : pas le moindre petit espace où il n'y ait d'humains. Les garçons s'accrochent au pare-choc arrière des véhicules. Les bagages déboulent. Ici, un car en panne poussé par une vingtaine de jeunes hommes fringants. Là, des vendeurs de noix, de bananes, de cigarettes, de colifichets. Une fumée bleue épaisse monte de cette pâte d'humains et d'engins. De cette anarchie sourd une sorte de beauté. On se demande comment tout ça arrive à tenir.

    Mbaye a deux femmes et neuf enfants. Il nourrit la plus vive admiration pour sa «maman» Tiné, «une femme de progrès», déclare-t-il. En route, il fait deux haltes pour lui acheter beignets et des bananes en cadeaux. «C'est un bon fils», m'avait dit Tiné au téléphone. Mbaye roule avec son Coran dans la boîte à gants. «Quand c'est trop long entre deux clients.»

    Nous arrivons aux limites de la ville : il y a deux bonnes heures que nous avons quitté le centre de Dakar. Changement de paysage : c'est la campagne. Nous traversons plusieurs villages avec, chacun, sa mosquée, son marché et son puits commun où filles et femmes viennent puiser le liquide rare et précieux. Partout des nuées de garçonnets et d'adolescents glandouillent, jouent au ballon, font les drôles. Jamais de filles qui auraient l'air de s'amuser ou de se divertir. Non. Les filles sont à pied d'oeuvre, comme leurs mères. Du matin jusqu'au soir. On les voit au bord de la route, portant eau, fruits, lessive, bois, marchant interminablement.

    Aridité du paysage. Tout ici n'est que sable soulevé par le vent, horizon mat barré de temps à autre par des palmiers dattiers. Il n'a pas plu dans cette région depuis des mois.

    Nous voilà rendus. Une flopée de garçons nous accueille, qui voudrait bien pouvoir monter dans le taxi de Mbaye. Ce dernier les chasse tendrement, comme des mouches, et me conduit chez Tiné. Immense et royale dans son boubou blanc immaculé, elle m'accueille dans sa petite maison au milieu des poules. Pour l'occasion, elle a invité son amie et complice Yaouma, elle aussi dans la mi-cinquantaine.

    «J'avais suivi un atelier appelé Femmes et pesticides en 1988, me dit Tiné. Ça m'a ouvert les yeux. J'ai eu envie d'essayer de cultiver mon jardin sans ajouter quoique ce soit de chimique. Venez voir ce que ça donne !»

    Il faut marcher environ 200 mètres dans le sable jusqu'aux chevilles. Et tout à coup c'est l'apparition : un îlot de verdure qui fait cligner des yeux dans une telle sécheresse, un grand carré de carottes qu'on reconnaît à leurs tiges longues et délicates qui sourdent des sillons de sable. Tiné a inventé un système, aussi simple qu'ingénieux, pour irriguer son potager, en jouant avec la pression de l'eau et un long tuyau. Méthode qu'elle a pu mettre au point parce qu'elle est allée chercher des conseils. «Yaouma et moi sommes les plus éduquées du village et nous maîtrisons le français toutes les deux.» Le français est la langue officielle au Sénégal. «Contrairement à la plupart de nos voisines, il nous est possible de communiquer avec l'administration locale, d'obtenir aide et conseils et de remplir des formulaires quand c'est nécessaire. Ça nous donne confiance en nous-mêmes. C'est pour ça que je crois à l'éducation et à l'alphabétisation des filles et des femmes en Afrique !»

    Oxfam-Québec est d'ailleurs au coeur d'une vaste entreprise d'alphabétisation qui touche des dizaines de milliers de femmes au Sénégal, depuis quelques années.

    Tiné est assistante du maire de son village. Je demande : «À quand Tiné Ndoye, mairesse de Mbaoyune ?» Elle rit. «Les femmes font tout ici. Eau, bois, maraîchage, cuisine, entretien, ramassage, nettoyage. Mais quand il s'agit de pouvoir, de postes et d'élections, les hommes sont là, je vous assure. Il n'y en a que pour eux !»

    Tiné resplendit dans son champ de carottes. La visite continue : rangs bien ordonnés de salades, de choux, de navets, d'oignons. Et puis le clou, une surprise : des petites têtes rouges et dodues sorties du désert, des fraises ! «Je suis la seule du village à faire pousser des fraises. Les autres ne savent pas comment.» Émouvante Tiné au milieu de ses baies juteuses, comme des lumières de Noël dans le paysage sec.

    «La culture bio réduit de beaucoup les coûts de production, explique Julienne Kuiseu, une environnementaliste formée à l'Université de Dakar. Parce que ces agricultrices n'ont plus à acheter de pesticides, très chers en Afrique. Cette culture favorise aussi une production de fruits et légumes meilleurs pour la santé.» Julienne, 39 ans, enseigne aux femmes sénégalaises les vertus de l'agriculture biologique. «En lieu et place des engrais chimiques, elles utilisent de la bouse de vache, des coques d'arachides et des déchets de poissons et de poulets.» C'est le secret de Tiné.

    L'entreposage des pesticides constitue un problème environnemental important en Afrique. «C'est largement dû à l'ignorance, poursuit Julienne. Les gens laissent traîner ces produits hautement toxiques derrière leur maison, ou les perchent dans les arbres. Ils conservent les bidons pour y stocker de l'eau à boire. On rapporte chaque année des centaines de cas d'enfants intoxiqués.» Et puis, phénomène relativement nouveau, des femmes se suicident en ingérant des pesticides.

    Retour dans la maison de Tiné, avec Yaouma. Tiné rêve de pouvoir acheter une moto-pompe à eau. Mais elle n'a pas les 800 000 francs CFA nécessaires (l'équivalent de 1800 $). «Tout mon champ serait irrigué, vous vous imaginez ? Ma production de légumes et de fruits pourrait doubler, tripler !»

    Moment de grâce. Un vieil homme est là, dans une chaise, comme momifié. Il n'entend ni ne voit. «J'ai beaucoup aimé cet homme avec qui j'ai été mariée à 19 ans. Je suis devenue sa troisième épouse. Ah ! ce qu'il était beau ! Aujourd'hui, c'est un vieillard aveugle dont je prends soin.»

    Tiné enchaîne sur la solidarité des femmes de Mbaoyune et de toute l'Afrique. «Comme moi, avec Yaouma.» Des voisines qui créent entre elles des coopératives informelles, pour accélérer le travail dans les champs et les potagers. Ou pour ramasser les déchets qui traînent un peu partout dans le paysage. Des femmes qui s'épaulent, en une sorte de connivence des sans-pouvoir, avec les mots du silence.

    Le soleil va se coucher bientôt sur Mbaoyune. Tiné me raccompagne au taxi où son fils Mbaye m'attend, en mangeant des bananes et en lisant le Coran. Les garçons, en grappe, continuent à faire les pitres. Tiné disparaît bientôt, enveloppée par le sable et la poussière soulevés par les pneus de la voiture.

    ***

    Collaboration spéciale

    Monique Durand est allée au Sénégal grâce à un programme de l'ACDI destiné aux journalistes, et avec le soutien des organismes Oxfam-Québec et Droits et démocratie.

    * L'Institut de l'Énergie et de l'Environnement de la Francophonie (IEPF) remercie Madame Monique Durand et le journal Le Devoir d'avoir bien voulu contribuer à l'animation du portail "Femmes" de Médiaterre en acceptant d'y diffuser 5 articles sur le thème "femmes africaines et environnement" publiés dans Le Devoir du 8 au 13 août 2006 ainsi que 2 articles sur les femmes africaines publiés dans Le Devoir les 9 et 10 août 2005.
    Partagez
    Donnez votre avis

    Conception & Réalisation : CIRIDD - © 2002-2024 Médiaterre V4.0