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Revivifier la terre épuisée



  • Article paru dans le journal Le Devoir (Canada-Québec), édition du samedi 12 et du dimanche 13 août 2006 *.

    Déforestation, désertification, explosion des villes et des bidonvilles, pollution de l'eau et de l'air, l'Afrique fait face à des fléaux qui la menacent. Mais les femmes veillent au grain. Elles sont les premières au front quotidien des luttes pour assainir l'environnement. Notre collaboratrice Monique Durand a sillonné l'Afrique, à leur rencontre. Elle nous livre ici le dernier article d'une série de cinq.

    «Avant, je devais mettre au monde et garder les vaches de mon mari, c'était tout, c'était la belle vie.» Césarie Kantamara, 45 ans, sourit doucement. «Maintenant, je suis présidente nationale du syndicat Ingabo, qui regroupe 20 000 éleveurs et agriculteurs, surtout des femmes, j'ai du travail par-dessus la tête, des réunions en enfilade, deux maisons, l'une en ville, l'autre près de mes terres, je suis responsable de moi-même et de mes huit enfants, mes journées et mes nuits sont trop courtes. Je suis devenue ce qu'on peut appeler une femme prospère.»

    Il y a dans la vie de Césarie un avant et un après. Comme il y a dans l'histoire de son pays, le Rwanda, un avant et un après. Avant et après le génocide de 1994. «Me croirez-vous si je vous dis qu'avant, je n'avais jamais vu les bureaux de la commune à six kilomètres de chez moi? J'étais à peine sortie de ma maison.» Là, elle rit franchement.

    Césarie a perdu ses parents et un frère lors de l'hécatombe. Et son mari est mort de chagrin et de désespoir peu de temps après. «Alors, quelqu'un m'a proposé d'adhérer à Ingabo» (littéralement: bouclier contre la pauvreté, la sécheresse). Ce fut la révélation de sa vie.
    Ingabo est un syndicat de paysans soutenu par l'ONG canadienne Développement et Paix et ses coopérants. «J'ai appris à parler français et à parler en public, à affirmer des opinions, j'ai gravi les échelons locaux, régionaux, puis nationaux en me faisant élire.» Elle a tout recommencé à neuf, Césarie, refaisant le terreau de son existence, le sens de son destin, réinventant l'écologie de sa vie.
    Comme son pays. En même temps que lui.

    Le Rwanda est en train de réinventer son corpus environnemental, sa terre et ses eaux. Et cela, beaucoup à l'instigation des femmes, qui forment la majorité de la main-d'oeuvre agricole mais composent aussi une large partie du bataillon de militants qui oeuvrent à l'assainissement de l'environnement. Et le temps presse. Car la forêt rwandaise est en voie de disparition, et le pays tout entier, en voie de désertification.

    Ce pays, situé à l'est du continent africain, a adopté des mesures parmi les plus progressistes de l'Afrique noire en matière environnementale. Il est désormais interdit d'y faire paître les troupeaux en dehors des étables dont le gouvernement subventionne la construction. Vaches et chèvres ne pourront plus grignoter le pays petit à petit. De même, on ne peut plus semer ou cultiver à moins de trois mètres des berges des cours d'eau et des lacs. Et les agriculteurs rwandais ont l'obligation de planter, à l'intérieur des trois mètres, des plantes fixatrices qui contribuent à empêcher l'érosion. Des formations sur l'utilisation des pesticides sont données un peu partout. «Moi, je combine fumier organique et pesticides pour éviter certaines maladies des plantes. Mais j'ai banni le DDT», explique Césarie. Les sacs de plastique non biodégradables, avec lesquels des enfants s'intoxiquaient régulièrement, sont dorénavant interdits au Rwanda.

    Un programme énergique de creusage de fossés contre l'érosion pluviale a aussi été mis sur pied, beaucoup des anciens fossés ayant été détruits pendant le génocide. But: empêcher la terre rouge et friable, partout au pays, de débouler à vue d'oeil pendant la saison des pluies.

    Et puis, les autorités ont instauré l'umuganda: une journée d'entretien et de nettoyage des villes, des routes, des écoles et d'autres lieux publics, à laquelle tout le monde doit se prêter tous les derniers samedis du mois. Des amendes sont imposées aux récalcitrants. «Ou aux paresseux, lance Césarie. Il y a derrière cette journée mensuelle, poursuit-elle, l'idée d'une prise en main locale de la santé environnementale du pays, plutôt que l'attente de l'aide étrangère.»

    Mais la mesure peut-être la plus radicale, et la plus dérangeante pour la population, c'est sans doute l'interdiction maintenant faite de couper des arbres. Pari difficile dans un pays qui, à l'instar du reste de l'Afrique noire, compte sur le bois (et le charbon de bois) pour la cuisson. Efforts colossaux demandés aux femmes, bien sûr, responsables de cette cuisson. Les tricheurs sont sanctionnés. «Les gens se lamentent énormément, dit Césarie. Alors on essaie d'expliquer les bienfaits de ces mesures.»

    «C'est la croix et la bannière pour trouver un peu de charbon de bois en ville et un peu de bois dans les campagnes, m'avait expliqué Godeliève Mukasarasi, une militante écologiste qui vit à Kigali. Tout le monde triche, la nuit. Beaucoup de mes compatriotes ont tendance à
    dire: quand on est dans la survie, l'environnement on s'en fout! Moi, je dis: l'Afrique n'a plus le choix. Il faut sévir.» «Même les oiseaux sont en train de disparaître, sans plus d'arbres pour se poser, avait raconté Immaculée Ingabire, une autre militante bien connue à Kigali. S'il faut employer la coercition, je suis d'accord!»

    Sur son exploitation agricole de Gitarama, Césarie entend encore les oiseaux. Elle cultive le manioc - «notre farine de manioc a un goût particulièrement apprécié des consommateurs, c'est ma culture la plus payante» -, mais aussi les bananes et les ananas. Elle a trois employés à temps plein. Et parle avec enthousiasme des trois hectares de terre qu'elle a achetés avec ses soeurs, dans le cadre d'un nouveau programme du Rwanda visant à faciliter aux femmes l'accès à la propriété terrienne. Et parle, avec le même enthousiasme, de sa venue au Québec en 2000, à l'initiative de l'organisme Développement et Paix, pour un stage de formation à l'Union des producteurs agricoles.

    Mais là où Césarie éclate de fierté - ça lui sort de partout -, c'est quand elle raconte que deux de ses filles veulent prendre la relève.
    Josyane veut devenir agricultrice et Denise, ingénieure en agronomie.
    «Ça me fait un tel plaisir! Qu'elles veuillent reprendre mes terres, mes cultures, avec les nouvelles techniques qui seront les leurs. Je n'aurai pas perdu mon temps. Moi, je n'ai pu aller à l'école, j'ai travaillé avec mes deux bras toute ma vie, sans machinerie, j'ai fait ce que j'ai pu. Mes filles, elles, iront plus loin, et sans se tuer à l'ouvrage comme moi j'ai fait.»

    Se tuer à l'ouvrage. C'est bien ce que des millions d'Africaines font encore chaque jour, sans nul espoir de repos, jamais. Elles dont la disponibilité conjugale et familiale est totale, en même temps qu'elles travaillent aux champs, souvent au pic et à la pelle. Encore en 2006, des millions d'Africaines s'épuisent quotidiennement à revivifier une terre aussi épuisée qu'elles. «Après midi, nos hommes ne travaillent plus, dit Césarie. Ils vont au cabaret boire leur bière de banane, ou vont parler avec les copains.»

    Ce sont les mêmes femmes que l'on appelle les «vieilles» à 45 ans.
    Prématurément fanées, finies. L'espérance de vie de la population est de 43,6 ans au Rwanda, 47 au Kenya, 55,6 au Sénégal, 53,8 au Bénin,
    43,5 au Burundi, 39,4 en Centrafrique. «Il faut changer le quotidien des Africaines, parce qu'elles sont pauvres, battues et surmenées», clame la militante Immaculée Ingabire. «Ici, les femmes ne se suicident pas. Ou très peu. C'est la dureté de la vie qui les tue. La dureté de l'environnement.» Elle fait une petite pause. «Quand ce ne sont pas les hommes.»

    «Des fois, j'ai même plus faim, trop crevée, poursuit-elle. J'ai même plus le coeur d'allumer mon charbon, de toute façon difficile à trouver, et hors de prix.» Immaculée aura 44 ans le 8 décembre, «à cause de l'autre Immaculée», dit-elle avec un sourire un peu las. «Je me sens vieille et fatiguée. Comme mes soeurs africaines, souvent stressées, mal dans leur peau. Vous savez, le sous-développement finit par nous manger.»

    Césarie, elle, vient de jeter un coup d'oeil à sa montre. Elle doit prendre tout à l'heure un avion pour Nairobi, où elle a une réunion demain matin. Le soir glisse sur les mille collines du Rwanda, qui ont l'air de grands léopards assoupis. Un petit oiseau tout jaune se pose devant nous sur la branche d'un eucalyptus. «Je rêve de vieillir doucement au milieu de mon manioc. De me reposer.»

    Collaboration spéciale

    ***

    Fin de la série

    Monique Durand s'est rendue au Rwanda grâce à un programme de l'ACDI destiné aux journalistes, et avec le soutien des organismes Développement et Paix, Droits et Démocratie et Oxfam-Québec.

    * L'Institut de l'Énergie et de l'Environnement de la Francophonie (IEPF) remercie Madame Monique Durand et le journal Le Devoir d'avoir bien voulu contribuer à l'animation du portail "Femmes" de Médiaterre en acceptant d'y diffuser 5 articles sur le thème "femmes africaines et environnement" publiés dans Le Devoir du 8 au 13 août 2006 ainsi que 2 articles sur les femmes africaines publiés dans Le Devoir les 9 et 10 août 2005.
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