Par Susan Tolmay
Susan Tolmay de l'AWID s'est entretenue avec Charlotte Bunch,
directrice fondatrice et chercheuse principale du Center for Women's Global
Leadership, de l'Université Rutgers. Interrogée sur le rôle-clé de la
Conférence mondiale sur les droits humains tenue à Vienne en 1993 et de la
Déclaration et
Programme d'action de Vienne (DPAV) dans l'avancement d'une
révolution en matière de droits humains, elle explique pourquoi Vienne 20
doit à la fois souligner le progrès accompli et les obstacles qui continuent de
se dresser devant la réalisation de ces droits.
L'AWID :
Selon vous, dans quelle mesure avons-nous atteint le respect universel des
droits humains pour les femmes ces 20 dernières années ?
Charlotte
Bunch (C.B.) : La reconnaissance du fait que " les droits des femmes sont
des droits humains " à la
Conférence
mondiale sur les droits de l'homme de Vienne a ouvert la porte aux
analyses féminines et féministes des droits humains. Cette reconnaissance a
profondément changé le mouvement des femmes et les pratiques relatives aux
droits humains. L'affirmation par la
DPAV
que les droits des femmes sont des droits à caractères universels méritant un
plein respect, couplé de la désignation de la violence à l'égard des femmes
comme enjeu clé, a amorcé un processus d'intégration des femmes et de la
violence basée sur le genre au sein des théories et des pratiques relatives aux
droits humains. Ce processus est toujours en cours.
L'approche " les droits des femmes sont des droits
humains " a rapidement été adoptée par celles et ceux
qui travaillaient à : défendre les droits en matière de santé et de
reproduction lors de la
Conférence
internationale sur la population et le développement du Caire en
1994 ; renforcer les droits socioéconomiques des femmes lors du
Sommet mondial pour le développement
social de Copenhague en 1995 ; établir un
Programme
d'action issu des droits humains lors de la
Quatrième
conférence mondiale sur les femmes tenue à Beijing en 1995. Ces
idées se sont également cimentées à l'échelle communautaire et nationale, où
des activistes ont organisé des audiences pour dénoncer les violations des
droits humains des femmes dans maints secteurs : des conflits armés à la
pauvreté en passant par le changement climatique. En abordant des enjeux comme
les crimes d'honneur au Pakistan, les droits génésiques au Pérou ou encore
l'aide sociale et le logement aux É.-U., les féministes ont cherché à
responsabiliser les gouvernements en tirant parti des instruments de défense
des droits humains.
Vienne a également stimulé l'intérêt envers la
Convention sur
l'élimination de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes
(CEDAW), encourageant les groupes de femmes à produire des rapports en
parallèle pour évaluer la mise en oeuvre (ou l'absence de celle-ci) de leur
gouvernement et pour exiger de meilleures mesures législatives à l'échelle
nationale en vue de respecter la convention. Les lois contre la violence à
l'égard des femmes ont connu une amélioration drastique pendant cette période
dans la plupart des régions du monde.
Peu après Vienne, l'Assemblée générale des
Nations Unies a adopté la
Déclaration sur
l'élimination de la violence à l'égard des femmes et la
Commission des
droits de l'homme des Nations Unies (CDHNU) a désigné la première
Rapporteuse
spéciale sur la violence contre les femmes, ses causes et conséquences,
ce qui a mené à la floraison du travail sur les normes en matière de droits
humains liées à la violence à l'égard des femmes. En 1994, le CDHNU a adopté sa
première résolution sur l'intégration de la dimension de genre, qui a par la
suite fait l'objet de sessions régulières au CDHNU et qui a donné lieu à une
vaste gamme d'efforts pour représenter plus pleinement les perspectives des
femmes dans toutes les facettes du travail sur les droits humains. Par exemple,
l'inclusion des persécutions liées à l'appartenance sexuelle et de quotas pour
les femmes juges dans la loi constitutive de la Cour pénale internationale a
permis de frayer de nouvelles voies, au même titre que la
résolution 1325 (2000)
du Conseil de sécurité sur les femmes.
L'AWID :
Malgré Vienne et les maintes autres déclarations, conventions et plateformes
d'action, les violations des droits humains des femmes se poursuivent, souvent
en toute impunité. Quelles nouvelles formes prennent les violations des droits
humains des femmes et quelles violations sont à la hausse dans le monde ?
C.B. :
Le progrès relatif aux droits humains des femmes s'est intensifié
après Vienne ; tout comme se sont intensifiées les représailles contre de
si profonds changements. Bon nombre de ces réponses négatives tardent à se
manifester, puisque leur mise en oeuvre est toujours en cours. Qui plus est, peu
de gouvernements font davantage que de se souscrire en paroles à ces
obligations et, avec l'austérité économique à la hausse, les ressources pour
réaliser l'égalité de fait pour les femmes sont manifestement inadéquates. De
plus, l'établissement de mesures pour pallier les problèmes socioéconomiques de
la discrimination fondée sur le sexe languit, tout comme la réalisation de la
plupart des droits socioéconomiques. Mais le plus inquiétant est sans doute le fossé
grandissant entre les femmes qui ont vu leurs conditions économiques et
personnelles s'améliorer et celles qui ont été laissées pour compte, alors que
l'écart entre les riches et les pauvres, les branchés et les sans-pouvoirs,
s'est élargi ces 20 dernières années.
La légitimation à Vienne de l'urgence de
combattre la violence à l'égard des femmes a contribué à la reconnaissance
grandissante de l'importance de la question. Cependant, l'impunité pour la
violence à l'égard des femmes fait toujours rage. Le DPAV a clairement affirmé
le caractère universel et indivisible de tous les droits humains, et clairement
affirmé la responsabilité de la communauté internationale de les protéger. En
outre, les représailles fondamentalistes contre les revendications des femmes à
l'égalité et, notamment, aux droits en matière de sexualité et de reproduction
ont employé la souveraineté nationale, la culture et la religion comme
prétextes pour perpétuer la discrimination et la violence patriarcales. D'autre
part, la violence grandissante et les représailles contre les femmes
défenseures des droits humains ont mené à de plus étroites alliances entre
certaines féministes et groupes de défense des droits humains, mais ceux-ci ont
besoin de bien davantage d'attention et de ressources pour que la justice de
genre puisse continuer à progresser.
L'AWID :
Quel rôle les mouvements de femmes ont-ils joué relativement à certains des
enjeux décrits plus haut ?
C.B. :
Les mouvements des femmes ont réalisé, particulièrement dans la
dernière décennie, combien de travail il faudrait encore avant de créer les
conditions permettant aux femmes d'exercer leurs droits. Dire que ces droits
existent et que la violence à l'égard des femmes constitue une violation de ces
droits a certainement transformé le programme, mais ne fait pas toutefois de
ces droits réalité. Sans aucun doute, les mouvements des femmes oeuvrent comme
chef de file en cernant les obstacles aux droits des femmes et en nommant ce
qui les empêche de bénéficier d'une véritable égalité de fait, plutôt que d'une
simple égalité de
jure, c.%u2011à%u2011d.
prescrite par la loi. L'égalité de fait exige un accès aux droits
socioéconomiques, ainsi que l'aptitude d'exercer les droits liés aux moyens
d'existence fondamentaux, à l'accès au système politique et à l'aptitude de se
défendre, autant en cour que dans la communauté, de façon à pouvoir prendre
parole et à bénéficier d'un certain pouvoir. Le travail des mouvements des
femmes articule plus clairement ce qu'il faut pour concrétiser ces droits des
femmes maintenant admis.
Ce succès à l'échelle mondial est
principalement attribuable au travail de plaidoyer réalisé à
Vienne,
au
Caire, à
Beijing
et à d'autres conventions internationales pour avancer les droits des femmes,
ainsi qu'à la défense d'un langage précis employé dans le programme, comme le
concept " les
droits des femmes sont des droits humains ",
la liberté de reproduction, la violence à l'égard des femmes, les droits
socioéconomiques, etc. Néanmoins, les droits des femmes ont fait l'objet de
fortes représailles aux Nations Unies et à l'échelle nationale pour de nombreux
pays. À Vienne, quand nous avons gagné " les droits des femmes sont des droits humains ",
grand nombre de nos adversaires (d'aujourd'hui) ne réalisaient pas alors que
cela signifierait l'intégration du féminisme et des droits des femmes dans le
cadre des droits humains. Ces adversaires ont plus tard réalisé ce que cela
voudrait dire en matière de droits liés à la reproduction, à la sexualité pour
les femmes et au droit des femmes à une vie libre de violence, par exemple.
Leur opposition s'est beaucoup intensifiée depuis Vienne. D'une certaine façon,
nos gains viennent du fait que nous les avons pris par surprise. Ils le savent
maintenant et nous faisons l'objet de représailles. Cela dit, nous n'avons
perdu aucun de nos mécanismes ou ententes et, dans bien des cas, nous
bénéficions d'un plus grand nombre de traités et d'accords régionaux, ainsi que
d'une plus grande sensibilisation.
L'AWID :
À l'approche de l'échéance des Objectifs du Millénaire pour le développement (
OMD) en 2015 et alors que
se négocie le nouveau programme de développement, quels sont, selon vous, les
occasions et les dangers ayant trait à l'avancement des droits humains des
femmes ?
C.B. :
Les femmes ont beaucoup à gagner dans ces discussions parce que, de
bien des façons, les droits des femmes ont simplement été greffés aux OMD
plutôt que d'en faire partie intégrante. Les femmes ont cependant réussi à
employer les OMD pour faire valoir la perspective genrée, notamment
relativement à la mortalité maternelle, au VIH/sida et à l'éducation des
femmes. Or, nous avons maintenant l'occasion de bâtir un objectif en entier sur
les droits des femmes et, notamment, de solidifier un programme avec des cibles
spécifiques à ces droits, comme la violence à l'égard des femmes et les droits
socioéconomiques des femmes. En 2000, par contre, nous ne faisions pas
véritablement partie de ces discussions parce que nous travaillions encore depuis
la plateforme de Beijing. Le processus était alors très fermé et nous ne
réalisions pas que s'établissait à travers les OMD le cadre de développement
des 15 prochaines années. Nous sommes aujourd'hui plus averties et avons
l'occasion d'intégrer la perspective genrée et des droits humains des femmes à
l'ensemble du programme.
Le danger est que nos adversaires soient aussi
conscients de tout cela. Et il y a toujours la possibilité d'être encore plus
marginalisées, bien que cela soit peu probable à mon avis. Ce qui serait plutôt
probable, selon moi, du moins sur le plan rhétorique, serait la reconnaissance
que les femmes devraient figurer au centre du programme. En ce, j'espère que
nous pourrons saisir l'occasion pour faire accepter autant de mesures précises
que possible (à l'échelle nationale, régionale et mondiale), mesures qui
seront intégrées au programme depuis sa création.
Il est important de se rappeler que 2015 est
aussi le 20e anniversaire de la
conférence mondiale de Beijing. Nous avons donc
Vienne,
Le Caire et
Beijing
qui célèbrent leur 20e
anniversaire et je crois qu'il s'agira d'une occasion, notamment à l'échelle
régionale, de souligner Beijing (je crois comprend que des conférences
régionales auront lieu en 2014 et 2015). Il s'agit d'une occasion pour les
femmes d'articuler très clairement ce que l'égalité de fait,
l'intersectionnalité et les droits sociopolitiques signifient ensemble d'une
façon très précise à l'échelle régionale, où se déroule l'action en termes de
nouvelles idées. Il serait utile de ne pas penser uniquement aux OMD ou au processus
pour
l'après-2015,
mais aussi de penser à leurs retentissements à l'échelle nationale et régionale
au cours des deux prochaines années. Cela donnerait ainsi aux femmes l'occasion
de réaffirmer " les
droits des femmes sont des droits humains "
comme cadre dont la pertinence se poursuit et non pas comme gain ponctuel.
C'est dans cette optique que nous devons envisager les défis à venir, afin de
créer les conditions nécessaires pour que les femmes puissent réaliser et
exercer pleinement leurs droits et jouir d'une égalité.