Les canaux d'irrigation de Madère, nommé " levadas " constituent le coeur des systèmes agraires de l'île. Leur gestion est, depuis plusieurs siècles, organisée localement par les usagers. Jean-Luc Sabatier, expert de la gestion de l'eau au Cirad, montre dans une récente étude comment les modalités de gestion des levadas ont évolué à travers le temps.
Le chercheur s'est intéressé particulièrement à une région du sud-ouest de l'île : la Lombada de Ponta do Sol, située sur une langue de terre allant de la montagne à la mer entre deux cours d'eau. La Lombada est à l'origine la propriété d'une seule personne puis elle est transmise par héritage ou par mariage. Au 16e siècle, les propriétaires fonciers peuvent céder l'usage de leur terre à un colon reversant une partie de sa récolte annuelle à son bailleur.
Mais la Lombada, c'est aussi une terre où l'eau abonde : fontaines, sources naturelles, rivières et canaux d'irrigation foisonnent. Au début du 20e siècle, les terres sont rachetées, non sans haute lutte, par les colons et autres petits propriétaires. C'est ainsi que se constitue la communauté rurale de la Lombada. La région devient alors Terre du peuple et l'eau propriété des heréus. Ces derniers constituent des commissions pour organiser tout au long de ce siècle la gestion de chaque levada : répartition équitable dans l'espace et dans le temps des eaux, nettoyage ou réparation des canaux. En effet, la ressource est prisée, notamment en période estivale, et se pose à l'origine de conflits. Cependant, la répartition et les réservoirs sont quotidiennement surveillés par les usagers. L'ordre et la rigueur permettent de réduire les conflits.
Dans les années 2000, le gouvernement de Madère fait pression sur la communauté des heréus pour s'attribuer la gestion d'une des levadas. La communauté se mobilise aussitôt et fait reculer le gouvernement. Faisant bloc, elle institue la création d'une nouvelle et unique commission, symbole de l'affirmation communautaire face aux menaces extérieures.
Durant la dernière décennie, le nombre de cultivateurs a nettement diminué, réduisant de fait la pression sur l'eau d'irrigation. Cette baisse incite également les usagers à ne pas formaliser les changements de règle d'utilisation donnant une organisation plus confuse que jamais. Les relations entre heréus se transforment : plusieurs pratiques collectives sont abandonnées, les contacts entre les commissions se font rares, l'entraide disparaît. Malheureuse image de l'époque avec laquelle la conscience d'un bien commun local et partagé disparaît progressivement.
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