D'hier à aujourd'hui, quel bilan ?
Beaucoup de gens qui réfléchissent sur la crise haïtienne estiment que la problématique est si complexe et difficile qu'il faudra beaucoup de temps pour enrayer ce mal qui ronge toutes les couches, sans distinction, d'une population fatiguée d'une insécurité mutante omniprésente. Effectivement, cette complexité ainsi que cette difficulté des problèmes auxquels fait face le peuple haïtien demandent des réflexions mûries pour pouvoir en venir avec des solutions efficaces capables de sortir le pays de cet enfer. Mais, cela fait plusieurs décennies que le pays dégringole davantage dans la pauvreté et l'insécurité ; aujourd'hui, le peuple haïtien traverse l'un des moments les plus difficiles de son histoire. La faim, l'insécurité sous toutes ses formes, le déchaînement de la nature et tant d'autres maux sociopolitiques traquent la population au plus fond de ses entrailles, la rabaissant ainsi à l'état infrahumain. Aussi, le pays aborde-t-il la voie de l'ingouvernabilité.
A considérer les faits, il est évident que les politiques sont aujourd'hui pris au cou. Cependant et malheureusement, ces dirigeants, plus forts dans les discours de façon à gérer leur quinquennat de pouvoir, ne font que des promesses vaines dans un pays en décadence. A ce titre, l'on pourrait bien se demander, à coté des parties politiques aspirantes du pouvoir sans vision réelle du développement, si la politique générale d'un premier ministre par devant le parlement n'est pas seulement un exercice de dissertation à déclamer dans un ton hautement rhétorique pour satisfaire les " parlementaires " afin d'avoir l'aval de ces derniers. Voilà vingt ans, trente ans de réflexions, de politiques générales avalisées mais en réalité infructueuses, que le pays continue dans sa dégringolade. Les frêles infrastructures héritées des époques de la colonisation américaine (1915-1934) et de la première période de la dynastie des Duvalier périclitent faute de stabilité politique et de responsabilité de ceux qui en ont reçu justement le mandat. Le 07 février 1986, le peuple s'est bien réjouit d'avoir flanqué le joug de la dictature '' jean-claudiste '' ; dans l'euphorie de cette deuxième indépendance a vu le jour une nouvelle constitution visant de tuer dans les germes toutes nouvelles intentions dictatoriales sans de réelles mesures pour accompagner les transitions sociale, politique et économique. D'ailleurs, c'était le début de la " liberté libre ", la grande liberté sans mesure, l'ère des grandes promesses sans issues, des crises politiques continuelles, de " dechoukaj " accompagné de pillages, de coup d'Etat, jusqu'à de Chef d'Etat en fonction qui propose même au peuple de l'accompagner aux manifs contre la faim intenable. Quelle irresponsabilité sacrifiante ! Bref, c'est peut-être une expression ou du moins une manifestation démocratique à l'haïtienne. Si un chef d'Etat élu choisit de descendre manifester dans la rue, cela va sans dire que la crise du pays est beaucoup plus profonde. Même les dirigeants ont des griefs. Alors, on peut se demander qui sont les vrais responsables du pays ?
Nous voilà ainsi arrivés aujourd'hui à un pays décrié tant au niveau interne qu'à l'extérieur avec la situation suivante que j'ai tenté de représenter grosso modo. Haïti se retrouve maintenant dans ce que je décris comme étant le " cercle infernal de la pauvreté absolue " et que je schématise ci-dessous, en emboîtant le pas aux Etats paresseux[1] du groupe des pays en voie de développement.
[1] C'est un concept que j'utilise dans un article en cours de préparation sur la pauvreté et le sous développement en analysant le cas d'Haïti pour désigner les Etats des PVD liés aux banques internationales et des grands pays par leur surendettement et qui exhibent leurs performances macroéconomiques positives sans réellement se soucier de la pauvreté réelle dans les buts uniques de plaire à leurs créanciers et de justifier leurs combats politiques pour se maintenir au pouvoir.
Aujourd'hui, il n'est plus question de faire des beaux discours ; la situation est critique. Si l'on veut être simple et direct, on peut dire que la pauvreté c'est l'incapacité d'une personne ou d'une population de pourvoir en temps et lieu à ses besoins fondamentaux (alimentation, santé, éducation) de façon autonome et ceci pour la seule raison qu'elle n'en a pas les moyens. Ainsi, la réduction de la pauvreté est un moyen efficace pour sortir de ce fameux " cercle infernal de la pauvreté absolue ". Dans notre réflexion nous envisageons de voir quel rôle l'agriculture peut-elle jouer dans la lutte contre la pauvreté et le sous-développement dans le pays.
L'état de la population Haïtienne
Selon les statistiques, la population haïtienne est en pleine croissance ; de 6.4 millions en 1987, elle est passée en 2005 à 8.5 millions. En moins de 20 ans, elle s'est accrue de plus de 32 % ; donc une demande globale en termes de population qui, elle, n'a pas cessé de croître par rapport à une production nationale qui évolue en dent de scie à un rythme très faible. La population rurale quant à elle est passée de 72.47% à 61.23% durant la même période. Cependant, il y a lieu de signaler dans ce cas un important phénomène de migration de la population rurale ; au delà même de ces chiffres, le déplacement est beaucoup plus important notamment vers les villes ou en République dominicaine tenant compte de l'accroissement global de la population. Toutefois, la majorité de la population haïtienne vit encore dans les milieux ruraux, soit plus de 60 %. Ainsi, le monde rural compte plus de 5 millions d'habitants ; alors chacun peut se demander quel est le poids de ces gens dans le développement d'Haïti et quelles seront les conséquences sur les villes si rien n'est fait pour bloquer le déplacement de cette masse de gens qui ont les yeux rivés sur les grandes villes et qui restent croire qu'il fait bien mieux de vivre ailleurs que sur les exploitations agricoles.
Importance et rôle de l'agriculture haïtienne
La population économiquement active du secteur agricole représente plus de 59 % de la population active totale du pays ; l'agriculture constitue le secteur d'activité le plus important puisqu'elle est la source principale de revenu pour plus de 60 % de la population si on part de l'hypothèse qu'elle soit l'activité de base et naturelle du monde rural. De plus, de 1986 à 2006, l'agriculture a toujours représenté à elle seule plus de ¼ du produit intérieur brut du pays (Banque de la République d'Haïti, 2006)[1]. Si on pose le rôle fondamental de l'activité agricole dans le vécu quotidien de chaque peuple, on verra que toutes les nations qui sont réellement stables et indépendantes, ne le sont pas parce qu'elles ont uniquement beaucoup de ressources minières ou qu'elles ont des industries performantes, mais qu'elles ont une production agricole nettement supérieure à leurs demandes nationales. Aujourd'hui, les grands producteurs comme les USA, le Japon sont dans toute leur quiétude en dépit de la flambée des prix des denrées alimentaires sur le marché international. Seule l'agriculture peut réellement libérer un peuple ; son importance va au delà de la sécurité alimentaire quand on voit qu'elle tend à devenir une arme politique. Du même coup, on peut se dire, pourquoi les Etats-Unis continueraient-ils à la subventionner en dépit des dénonciations internationales.
Sur le plan alimentaire, Haïti est de plus en plus dépendante de l'importation et de l'aide internationale. A titre exemple, " l'importation du riz par Haïti entre 1997 et 2002 se chiffrait à 1.3 milliards de tonnes métriques contre seulement 200 entre 1961 et 1966 " (JEAN-BAPTISTE, 2005)[2]. Pour l'année 2006, la balance commerciale a été négative avec un déficit de 1.4 milliards de dollars US contre 1.2 milliards en 2005 ; les denrées alimentaires représentaient 23.96% des importations (BRH, 2006).
Si maintenant, les dirigeants veulent effectivement sortir le pays du marasme économique et soulager la population de cette pauvreté chronique, ils doivent faire des choix, ils doivent être en mesure de définir les vraies priorités ; ce ne doit pas être les leurs, fondées sur l'apparence ou la ressemblance, mais celles de la population, ils ont aussi pour cela à engager des actions concrètes. Nous n'avons plus besoin d'avoir honte de le dire à haute voix aujourd'hui que la faim de la population haïtienne est insupportable, les récentes émeutes ont tout exprimé. Nous reconnaissons que la situation actuelle n'est pas un fait spontané mais les résultats des phénomènes macabres du " cercle infernal de la pauvreté absolue " qui se sont empilés. L'Agriculture est un moyen sûr pour combattre la faim et la pauvreté, elle concerne plus de 60% de la population et contribue à environ ¼ du PIB. Dans ce sens, nous estimons qu'elle est une arme suffisamment efficace pour sortir le peuple de cette situation étant donné ses avantages et opportunités. De ces propos découlent les interrogations suivantes : Qu'en est-il du potentiel agricole haïtien et quelles sont les principales contraintes au développement du secteur ?
Le potentiel agricole haïtien
L'histoire rapporte qu'Haïti, anciennement Saint Domingue, a été la plus riche colonie française, ce qui lui a valu le surnom honorifique de Perle des Antilles. Elle ne l'était pas pour avoir possédé des ressources minières, de l'or, du charbon, etc. mais à cause de ses exploitations florissantes de l'époque d'avant la révolution. Ce pays de la caraïbe fait 27750 km2, plus de 10 fois de Luxembourg et seulement 0.9 fois plus petite que la Belgique. Il possède une superficie arable aujourd'hui estimée à 780 000 ha (FAO, 2005) et une superficie irrigable d'environ 143000 ha dont moins de 3 %, soit environ 70000 ha, sont irrigués. L'environnement haïtien dispose de différents écosystèmes qui se prêtent différemment à l'agriculture et dont certains y sont plus favorables que d'autres. Mais contrairement à certains pays sahéliens de l'Afrique, ils sont beaucoup moins difficiles à exploiter du fait de leur climat beaucoup plus souple. Et, nous estimons inexactes sur le plan technique et scientifique certaines allégations qui laissent croire que des zones du pays seraient inexploitables. Le pays dispose d'importantes ressources en eau notamment des rivières permanentes non exploitées qui finissent à la mer. Comme nous l'avons mentionné plus haut, les habitants du monde rural représentent plus de 60 % de la population du pays avec un fort potentiel de travail en mouvement qui tend à se transformer de jour en jour en charge pour l'économie nationale à cause du chômage ou qui se dirige vers la République Dominicaine accroître la production de ses plantations agricoles.
Quelles sont les contraintes majeures du développement du secteur agricole haïtien ?
Les problèmes que confronte l'agriculture haïtienne sont à la fois politiques, économiques, sociaux et structurels. Les conséquences sont la déstabilisation, l'éclatement des exploitations agricoles et l'abandon du secteur au profit des activités politiques, du chaumage déguisé dans les villes ou la migration en République Dominicaine.
L'instabilité politique qui règne dans le pays depuis toujours est défavorable au développement du secteur ; aucune politique agricole durable n'a pu pas être mise en place sur le fond des conflits internes. La préoccupation des gouvernants a toujours été loin d'être celle de s'occuper des besoins du monde rural qui se retrouve jusqu'ici livré à son propre sort. Les maigres productions sont parfois restées sur les exploitations à cause du blocage des routes ou de l'inaccessibilité des zones urbaines en proie à une constante insécurité.
Sur le plan socio-économique, l'agriculture haïtienne est, jusqu'à aujourd'hui, à son stade traditionnel. Elle se fait au moyen d'outils agricoles rudimentaires, houes, pioche, serpettes, etc. Les paysans manquent de tout, moyens et outils y compris semences de qualité et capital d'investissement. L'agriculture est le secteur d'activités le plus incertain et en conséquence n'inspire aucune confiance aux institutions financières qui ne sont pas prêtes à y investir ; le micro-crédit agricole en Haïti est rare et en plus dérisoire. En 2006, l'agriculture n'a pu bénéficier que de seulement 2.72% des investissements consentis par le gouvernement pour cette même année (BRH, 2006).
L'autre question brûlante de la problématique agricole est la question agraire. Les tentatives de quelques réformes foncières entreprises jusque là n'ont rien à voir avec une réforme agraire véritable qui est pourtant l'une des mesures importantes pouvant permettre le remembrement du secteur. En dépit de la création de l'Institut National de la Réforme Agraire (INARA), les conflits terriens sont monnaie courante dans plusieurs zones du pays notamment dans l'Artibonite et dans les départements Nord et Nord'Est. D'autre part, la libéralisation du marché a frappé de plein fouet la production nationale qui n'a pas su tenir dans la compétition entre les denrées en provenance des USA et de la République Dominicaine, mise à part la vague de contrebande tout le long de la frontière entre les deux pays de l'île. Selon J. B. Bonny (2005), " La libéralisation commerciale a donc renforcé davantage la dépendance d'Haïti à l'égard de l'extérieur ". L'agriculture doit ainsi confronter toute sorte de produits " pépé " avec lesquels elle a du mal à gérer une compétition sans une véritable politique agricole. En matière d'infrastructures hydro agricoles, la majorité des systèmes d'irrigation sont quasi dysfonctionnels ; beaucoup d'entr-eux sont vétustes et ne peuvent plus assurer une alimentation suffisante des champs. Rappelons que les terres irriguées représentent seulement 2 % de la superficie totale potentiellement irrigable.
Quelques pistes de solutions
Brièvement, cette situation de pauvreté et de dépendance alimentaire est favorable à toutes les formes d'insécurité dans le pays. L'agriculture comme nous venons de le montrer offre des atouts pour sortir de cette dépendance alimentaire et améliorer durablement la sécurité dans le pays. En d'autres termes, elle est une arme essentielle de lutte contre la pauvreté. Maintenant, il s'agit de prendre les décisions politiques justes, responsables et de mener des actions concrètes en faveur du secteur. Dans ce sens :
- L'Etat devra entreprendre une véritable réforme agraire qui comprend en plus d'une réforme foncière des mesures d'encadrement technique et financière. Pour cela, il doit rendre l'INARA fonctionnel en lui pourvoyant des moyens financiers et légaux pour mener sa mission ; dans le cadre d'une justice sociale équitable, cette réforme foncière permettra de mettre un terme aux conflits terriens et de valoriser de façon régulière des terres vacantes de l'Etat. Il doit par ailleurs exiger que le Ministère de l'agriculture joue son vrai rôle d'encadrement du secteur en dynamisant la recherche et en renforçant les infrastructures hydro agricoles et aussi en maintenant une véritable liaison entre les différents acteurs de terrains, bureaux départementaux et communaux, les ONGs en vue de créer une bonne synergie pour développer le secteur.
- Dans le contexte actuel, l'agriculture haïtienne doit être subventionnée pour pouvoir effectivement décoller. L'état haïtien doit montrer sa volonté réelle de promouvoir la production nationale ; inévitablement, les intrants agricoles doivent être en grande partie subventionnés et disponibles en temps et lieu aux fins d'usage par les agriculteurs. L'agriculture doit devenir une priorité nationale avec une plus grande considération dans les budgets nationaux ; elle doit faire objet de grands projets avec des objectifs soutenus par l'Etat, le secteur privé haïtien et la population d'abord. La solution première à la crise haïtienne est de permettre aux gens le l'accès à la nourriture. Et je suis convaincu que si on veut sortir de la dépendance alimentaire, l'agriculture doit être fortement subventionnée ; il faut remplacer systématiquement les outils traditionnels par des moyens modernes, une agriculture avec la houe et la seule force de travail humaine est incessamment irrationnelle. Ces mesures pourront permettre une réduction du coût de production, une augmentation de la productivité et du coup rendent les produits haïtiens plus compétitifs.
- l'Etat haïtien doit cesser d'être passif en prenant des mesures tarifaires et douanières, non en désaccord avec les règlements internationaux en matière de la circulation des biens et services auxquels il s'est engagé, de manière à protéger la nouvelle production nationale naissante comme bien d'autres pays le font.
En définitive, nous dirons qu'il faut d'abord vivre. Si l'on veut être rationnel dans cet amalgame de la mondialisation, de la concurrence du marché il faut chercher d'abord son indépendance alimentaire dont la cible est l'autosuffisance alimentaire nationale. Un peuple qui ne peut pas au moins manger ne sera jamais en paix encore moins libre car il sera toujours tenu par le ventre.
[1] Banque de la République d'Haïti. Rapport annuel 2006, 127 p.
[2] JEAN BAPTISTE, Bonny. " Libéralisation commerciale et production agricole : le cas du riz en Haïti " dans [http://www.papda.org/article.php3?id_article=261] (page consultée le 30 août 2007).
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