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Controverses environnementales : expertise et expertise de l'expertise


[VertigO] - La revue électronique en sciences de l'environnement prépare un nouveau dossier qui paraîtra en mai 2013. Pour ce dossier, nous recherchons des analyses et des recherches sur le thème de l'expertise en sciences de l'environnement.

Jacques Ellul affirmait que dans la " société technicienne "[1] qui est la nôtre, toute centrée qu'elle est sur la production économique et conséquemment sur les moyens qui la rendent possible, " nous vivons dans la religion du fait "[2], le sacré ayant été transféré à la technique[3]. Dans un tel schéma de pensée, l'expertise serait dogme et l'expert, le prêtre communiant. Si la société d'après-guerre a effectivement vu de larges consensus se faire autour de l'expertise scientifique, sa suprématie semble commencer à s'effriter à partir des années 70, notamment en réponse à l'étude du phénomène qu'est la pratique scientifique par des penseurs comme Thomas Kuhn, mais surtout avec l'apparition des nouveaux mouvements sociaux qui contestent de plus en plus l'autorité épistémique des scientifiques. Chez Michel Foucault par exemple, le discours sur la légitimité de l'expertise scientifique mène directement à la remise en question de la légitimité politique : " la critique des formes d'accumulation du savoir est au moins aussi importante que la critique de l'accumulation du capital "[4] écrira-t-il.

Le constat selon lequel les pouvoirs publics paraissent ne plus pouvoir se passer de l'expert est particulièrement flagrant sur le terrain environnemental. Le domaine est caractérisé par l'incertitude et le risque, et soulève de forts enjeux sociétaux. Antennes relais de téléphonie mobile, dissémination des organismes génétiquement modifiés dans la nature, effets du rejet des gaz à effet de serre, déclassification de centrales nucléaires, sont autant d'illustrations d'une certaine complexification de la description des faits, conséquence, notamment, de l'apparition de ces nouveaux risques, dommages, caractérisés par l'incertitude scientifique, non seulement s'agissant de leur évaluation, mais aussi de leur réalisation. Dès lors ici, le recours de plus en plus fréquent à l'expert relève du paradoxe : la haute teneur scientifique des décisions impose presque systématiquement un recours à l'expert alors que, dans le même temps, l'incertitude scientifique couplée au fort enjeu politique entourant la décision complexifie l'utilisation de l'expertise. Il faut aujourd'hui faire la remise en cause ponctuelle de l'autorité des experts[5], car partout " l'incertain fondamental est tapi "[6].

Quoi qu'il en soit, entre les deux extrêmes que forment le consensus de l'expertise, où la science portée par l'expert est perçue comme seule vérité, l'expertise étant perçue comme le seul moyen de résoudre des problèmes décrits comme étant purement techniques, et son refus total, l'expertise étant réduite à un outil de domination sociale et politique se trouve tout un champ de réflexions sur lequel il nous semble important de se pencher. D'importantes interrogations émergent de l'incertitude. Dans quelle mesure le contexte organisationnel dans lequel évolue l'expert influence-t-il la production de son expertise? Quelles sont les différences entre l'expert et le scientifique, si elles existent ? Qui définit ce qu'est un risque environnemental? Les experts ou les profanes? Ceux qui les étudient ou ceux qui les subissent? Et en situation d'urgence, lorsque le risque se transforme en catastrophe, quelle place reste-t-il pour la démocratie et le jugement citoyen ? Dans une perspective plus large, serait-il temps de se doter d'une " éthique de l'objectivation " tel que le suggérait Roqueplo? Autrement dit, quelle forme devrait prendre les rééquilibrages entre les experts et les profanes dans nos sociétés ? Doit-on laisser plus d'espace à une démocratie dialogique[7], participative ou délibérative ? De telles questions ouvrent sur des réflexions difficiles et encore loin d'être réglées.

D'autant plus que la complexification des faits se double d'une complexification du droit. Ici, le principe de précaution bouleverse les questions liées à la preuve, parce que, finalement, ce domaine, plus que les autres, est marqué par la difficulté de juger. Dans les cas où le principe de précaution est utilisé, il est reconnu que l'incertitude scientifique ne peut servir d'excuse pour ne pas agir. Devant une tendance à la " prolifération du phénomène expertal "[8] plusieurs questions se posent. Quel est le poids du rapport de l'expert dans le prononcé final? Comment le juge (où le décideur politique) utilise-t-il les données scientifiques qui lui sont fournies ? Comment opère-t-il un choix entre les différents éléments ? Le rapport de l'expert peut-il devenir un moyen de donner au juge une apparente objectivité pour ne traduire en fait que son intime conviction ? En définitive, les ordres juridiques seraient-ils en train d'imposer sinon une " union sacrée du droit et de la science "[9], ou au moins de bâtir des ponts entre science et droit ? À l'inverse, une remise en cause de l'expert (éventuellement excessive) ne vient-elle par introduire d'autres rapports de force qui affaiblirait la cohérence entre les jugements?

Les sciences environnementales auront eu leur lot de controverses autour de l'expertise scientifique. On pourrait regrouper celles-ci sous trois catégories plus ou moins distinctes en fonction de la nature des relations qu'entretiennent les experts avec différents agents :

- les controverses entourant les liens entre les experts et les non-experts;
- les controverses issues de liens entre les experts et les pouvoirs économico-politiques;
- les controverses entourant les divergences d'opinions entre les experts sur une même question.

L'examen de ces relations plus ou moins problématiques interpelle plusieurs niveaux de connaissances, ce qui crée alors ce que l'on pourrait appeler, peut-être ironiquement, une expertise de l'expertise. Ce nouveau niveau d'expertise peut faire appel à la fois à des réflexions d'ordre sociologiques, politiques, épistémologiques, éthiques ou communicationnelles - pour ne nommer que celles-là - qui se doivent de pouvoir dialoguer avec les différents champs d'expertises en question. Se crée alors une interdisciplinarité nécessaire et problématique, qui tente à la fois de réfléchir sur le processus de l'action des experts que sur les finalités de celui-ci.

Dans le cadre de ce dossier, l'équipe de rédaction du dossier est à la recherche de textes scientifiques originaux portant un regard crucial sur cet enjeu en sciences de l'environnement et dans la gouvernance entourant les défis environnementaux contemporains. Les textes peuvent être appliqués, théoriques ou réflexifs. Les textes soumis doivent être innovateurs et apporter une contribution au corpus scientifique existant.

Pour soumettre un texte, prière de consulter les politiques de publication de la revue disponibles à l'adresse suivante : http://vertigo.revues.org

Lors de la soumission, les auteurs doivent fournir le nom et les coordonnées de trois réviseurs potentiels pour leur article. La revue se réserve le droit de choisir ou non les réviseurs proposés.

Coordination du numéro : Frédéric Bouchard (CIRST/U. de Montréal), Louis Guay (Université Laval), Eve Truilhé-Marengo (CERIC-UMR 7318, Aix-Marseille Université), Bernard Reber (CERSES/CNRS) et Luc Chicoine ([VertigO]/UQÀM) 

Échéancier - 10 décembre 2012 : date limite pour l'envoi d'une proposition contenant un titre et un résumé d'un maximum de 500 mots ;
- 1er mars 2012 : date limite pour l'envoi d'un texte complet respectant les conditions éditoriales précisées sur le site de la revue à l'adresse suivante :http://vertigo.revues.org ;
- Évaluation du texte par un comité de lecture - réponse définitive de la revue en juin 2012 avec grille d'évaluation des évaluateurs ;
- Août 2012 : réception des textes révisés ;
- Septembre 2012 : mise en ligne du numéro.

Sauf pour les dates du 1er décembre et du 1er mars, l'échéancier est fourni à titre indicatif.

Les propositions (résumés et textes complets) sont soumises par courrier électronique à l'une ou l'autre des deux adresses suivantes : vertigoweb@sympatico.ca ou eric.duchemin@editionsvertigo.org

Vous pouvez aussi nous faire parvenir d'autres propositions de textes pour les différentes sections de la revue. La revue accepte la soumission de textes scientifiques en tout temps.

Vous pouvez aussi nous faire parvenir en tout temps des propositions de textes pour les sections " Perspectives ", " Regards sur le monde " et " J'ai lu ".


[1] Jacques Ellul, 2004, Le système technicien, 1977. 2e édition, Le cherche-midi,.

[2] Jacques Ellul, 1988, Présence au monde moderne: Problèmes de la civilisation post-chrétienne.  Geneva: Roulet, 1948. Lausanne: Presses Bibliques Universitaires.

[3] Jacques Ellul, 2003Les Nouveaux possédés, 1973; 2e édition, Les Mille et une Nuits, p. 316.

[4] Michel Foucault, 1994, " Entretien avec Michel Foucault ", Dits et écrits, volume 4, Paris, Gallimard, p.87-89.

[5] Comte-Sponville (A.), " Justice et vérité ", in Expert du juge, expert de partie, vérité scientifique et vérité judiciaire, XVIIe Congrès national des experts judiciaires, p. 90.

[6]  Morin (E.), La Méthode 3 : la connaissance de la connaissance 1 : anthropologie de la connaissance, Éd. du Seuil, Paris, 1986, p. 15.

[7] Michel Callon, Pierre Lascoumes et Yannick Barthe, 2002, Agir dans un monde incertain, Seuil

[8] Claude Champaud, 2005, Le juge, l'arbitre, l'expert et le régulateur de la jurisdiction, Mél. J. Béguin, Litec, p. 97.

[9] Denis Mazeaud, 1995L'expertise de droit à travers l'amicus curiae, in : L'expertise, sous la dir. de M.-A. Frison-Roche et D. Mazeaud, Dalloz, p. 116

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