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Le débitage de la viande de porc par les femmes : un tabou qui tombe au Togo



 


Eleveuses bénéficiaires de porcs sélectionnés © 2011, AVSF

 


Janvier 2013

Adom Aliti, Roesch Katia, Mackiewicz Myriam

 

Contexte

La région de la Kara, seconde région la plus pauvre du Togo, regroupe 770 000[1] habitants dont 51% de femmes. Cette zone fait partie des foyers d'émigration, vers les régions du Sud du Togo ou dans les pays voisins. L'économie est essentiellement axée sur le secteur agricole, au sein duquel le petit élevage occupe une place importante. Parmi la population en situation de pauvreté, ce sont les femmes rurales qui sont les plus marginalisées. Sur le plan socioculturel, elles n'ont point le droit à la parole, subissent la soumission et les violences de leurs conjoints et méconnaissent leurs droits économiques et sociaux. De plus, les femmes n'ont généralement pas accès aux moyens de production tels que le foncier et le crédit et seulement 35 % d'entre elles sont alphabétisées, contre 70 % des hommes. Enfin, bien que représentant une force productive importante, elles sont minoritaires dans les groupements agricoles.

Généralement en milieu Kabye, la conduite de l'élevage des cochons est pratiquée par les femmes et particulièrement les femmes rurales. Ce sont elles qui gèrent les premières étapes de l'élevage (alimentation et soins aux animaux, nettoyage des porcheries) mais ce sont leurs maris qui contrôlent la commercialisation et les revenus correspondants, n'en restituant qu'une faible partie à leurs épouses.

D'après le rapport sur l'étude menée dans le cadre de ce projet sur le circuit de commercialisation de la viande du porc au Togo, " Une femme mariée qui se respecte et qui veut bien être vue dans la société ne peut pas s'exposer à travers la vente de la viande débitée de porcs cuite ou fraîche au marché de façon courante ".

Les hommes font l'interface entre le charcutier/débiteur de viande, métier traditionnellement réservé aux hommes, ce qui oblige les femmes à vendre les cochons vivants, et les prive de la  valeur ajoutée sur le produit transformé.

 

" Je ne bénéficie de rien en nourrissant pendant plusieurs mois ou années les bêtes. Mon mari vend mes bêtes au marché et récupère tout l'argent, ne me donne même pas 5 francs CFA [moins d'un euro] "

Pyalo, une éleveuse actrice du projet.

 

C'est dans ce contexte que l'ONG Agronomes et Vétérinaires Sans Frontières (AVSF) a proposé un projet afin de renforcer le rôle des femmes dans la filière porcine, en partenariat avec l'Institut de Conseil et d'Assistance Technique du Togo (ICAT[2]). Ce projet qui a démarré en 2010 pour une durée de 3 ans, s'inscrit dans le cadre du programme " FSP Genre et économie, femmes actrices du développement ", financé par le MAEE.

 

Un premier pas vers la prise de conscience des inégalités hommes-femmes

A travers des sessions de formation destinées aux techniciens du projet, aux femmes éleveuses de porcs et leur mari, les participants ont tout d'abord été amenés à prendre conscience des inégalités hommes-femmes. Ces inégalités ont de forts impacts pour les femmes dans leur environnement familial et socio-économique.

Des enquêtes réalisées au début du projet ont révélé que les femmes consacrent en moyenne  8 à 12 heures aux tâches domestiques telles que l'éducation et les soins aux enfants et aux malades, la collecte de l'eau et du bois, la préparation des repas, le ménage et la lessive. Ces tâches, dites " reproductives ", viennent s'ajouter aux travaux agricoles, mais ne sont pas perçues comme un véritable travail en milieu rural.

Les formations ont permis d'accompagner les hommes et femmes dans la résolution des conflits, pour trouver de façon conjointe des solutions aux inégalités et aux contraintes socioculturelles persistantes dans leur vie quotidienne. Elles étaient suivies de séances de restitution afin de diffuser plus amplement les apprentissages et développer cette prise de conscience des inégalités hommes-femmes dans les villages.

 

" Depuis la formation, mon mari ne peut plus rien faire sans demander mon avis et vice et versa. Dans tous les domaines, les décisions sont prises de manière consensuelle. De l'éducation des enfants, à la gestion de nos revenus en passant par la nourriture, l'entretien et l'alimentation des animaux, plus rien ne m'échappe ".

Une éleveuse accompagnée par le projet

 

Ces formations ont ainsi permis d'amener progressivement et collectivement le thème du droit des femmes dans les activités économiques, et plus particulièrement leur rôle dans la filière porcine.

 

Faire tomber les barrières : le plaidoyer pour la reconnaissance du rôle économique fondamental joué par les femmes, ainsi que de leur droit à investir les métiers d'abattage et de découpe de la viande de porc

Les femmes ont estimé qu'elles ne pourraient pas impulser le changement toutes seules et le projet les a accompagné dans cette démarche. Plusieurs séances d'échanges entre les chefs traditionnels des cantons et les femmes éleveuses appuyées par les technicien-es de l'ICAT ont été menées. De plus, les femmes investies dans le projet ont organisé un atelier de plaidoyer impliquant les différents acteurs de la filière porcine : les femmes éleveuses, les hommes charcutiers, les autorités administratives et traditionnelles de la préfecture et du pays dont les femmes cheffes de cantons, et enfin les ONG de promotion et de protection des droits des femmes.

C'est ainsi que les femmes ont obtenu l'aval des autorités traditionnelles et le soutien de certains bouchers, conjoints des femmes éleveuses, pour leur permettre de se former aux métiers d'abattage et découpe de la viande de porcs.

 

" À mon avis, les femmes sont victimes de la tricherie des hommes ; elles élèvent les cochons, mais il y a un tabou qui empêche les femmes de tuer le cochon et de vendre sa chair. Quand les hommes viennent  nous  acheter les porcs vivants, ils cherchent toujours à sous-évaluer le prix réel du cochon. Les hommes ne veulent pas que les femmes s'affranchissent de leur joug, c'est très mal vu une femme qui réussit dans les affaires ici. Aujourd'hui, les mentalités ont évolué, et nous avons aussi les mêmes droits, les mêmes pouvoirs que les hommes. Nous pouvons aussi être charcutières... "

Une femme éleveuse.

 

Renforcer les capacités des femmes à assurer ce nouveau métier : l'amélioration de la rentabilité grâce à de meilleures techniques d'élevage

Les formations techniques dispensées par l'ICAT ont permis aux  éleveuses de porcs d'améliorer leurs techniques d'élevage en matière d'alimentation, de soins et de gestion de la reproduction. De plus, le suivi zootechnique et sanitaire  réalisé par le projet, a permis une réduction du taux de mortalité[3] et un triplement de l'effectif des porcs élevés par les 92 femmes bénéficiaires, qui est passé de 300 à 1100 en deux ans.

 

 

 

Les revenus des femmes se trouvent ainsi améliorés grâce à l'élevage. Ces revenus proviennent de l'augmentation du poids des porcs vendus, et de l'augmentation du nombre de porcs vendus par éleveuse (grâce à l'augmentation des effectifs).

L'alphabétisation fonctionnelle et les formations en gestion ont permis aux femmes d'acquérir des notions de base en comptabilité. Elles arrivent maintenant à évaluer les dépenses faites (alimentation, soins, entretien des porcheries...) et élaborer leur compte d'exploitation. Elles ont ainsi une idée du coût de revient (même approximatif) de chaque animal et arrivent à fixer un prix de vente pouvant leur permettre de dégager un bénéfice.

 


Formation d'un groupement d'éleveuses de porcs © 2011, AVSF

 

 

" J'ai perdu mon mari le 6 mars 2011. Je suis restée veuve, avec des enfants à charge, il y a de la souffrance et de la misère, mais grâce au projet FSP j'arrive à m'en sortir avec l'élevage des cochons....Depuis la mort de mon mari, je me considère à la fois homme et femme, je mène d'un côté un combat de femme et de l'autre un combat d'homme... Après la mort de mon mari, sa famille m'a demandée de me remarier pour élever mes enfants, mais je me suis opposée à cette idée. Parce que je comptais sur l'élevage de mes cochons, et que cette activité me permet de subvenir aux besoins de mes enfants. Aujourd'hui, je peux vendre les porcs et gagner jusqu'à 200 000 CFA [300 %u20AC]. L'autre fois mon enfant était hospitalisé, je me suis chargée des soins grâce aux revenus de l'élevage de porcs "

Farouda, éleveuse.

 

L'élevage de porcs a donc permis aux femmes d'avoir une meilleure autonomie financière par rapport à leurs maris, d'accéder aux ressources et d'arriver à les gérer ; ceci leur a permis de prendre en charge les besoins vitaux de leurs familles.

Parallèlement aux formations sur les techniques d'élevage, les femmes ont bénéficié d'appuis sur la vie coopérative, la bonne gouvernance, la tenue et gestion des documents administratifs et financiers et le montage des dossiers de demande de crédits. Les groupements de femmes mettent alors progressivement en place des services à leurs membres tels que l'accès aux intrants agricoles, l'accès au crédit via des tontines améliorées et des institutions de micro-finance. Néanmoins, ces groupements restent relativement faibles et ont encore besoin d'un appui pour améliorer leur gouvernance et leur gestion.

 

 

Femmes membres d'un groupement d'éleveuses de porcs © 2011, AVSF

 

 

L'approche genre développée dans le projet

L'approche genre utilisée a été progressive et a cherché des " alliés " auprès des hommes et des autorités : il s'agissait d'éviter que l'augmentation des revenus des femmes génère l'effet contreproductif d'un désengagement financier des conjoints, qui ne prendraient plus en charge les dépenses de la famille.

Ainsi, les autorités traditionnelles ont été impliquées dans la démarche, leur engagement étant gage de durabilité des changements sociaux. De plus, l'approche a été résolument mixte, en sensibilisant les hommes, conjoints des éleveuses, aux inégalités hommes-femmes et en les associant à la recherche de solutions. Cette approche a permis d'identifier les discriminations dont souffrent les femmes et de susciter certains changements sociaux, au sein de la famille et de la communauté.

Enfin, l'approche genre a été complémentaire d'une approche technique et économique, qui visait à améliorer les capacités productives des éleveuses et augmenter les revenus tirés de l'élevage porcin. Sans cette approche, les freins qui cantonnaient les femmes aux activités d'alimentation et de soin aux animaux et les privaient de l'accès à la commercialisation ou à d'autres maillons de la filière n'auraient pu être identifiés et levés.

Finalement, la reconnaissance du rôle économique fondamental joué par les femmes, ainsi que leur droit à occuper des places dans une filière, celle de la valorisation de la viande porcine, apanage des hommes, de dégager et de bénéficier de la valeur ajoutée à travers le métier de charcutière, est une avancée majeure et représente également un défi pour les femmes. Les acteurs du projet doivent maintenant oeuvrer pour entériner ce changement.

Le partage de ressources et responsabilités entre femmes et hommes au sein de la société africaine et de nos sociétés s'inscrit sur le long terme et il faudra plusieurs générations pour que le rôle des femmes dans les filières économiques soit affirmé, reconnu et pérenne. 

 

Pour aller plus loin, visionnez la vidéo de 5 minutes tirée de l'expérience du projet au Togo " Les femmes actrices du développement " sur la médiathèque d'AVSF :

http://www.avsf.org/fr/mediatheque


[1] Soit 12 % de la population du Togo

[2] Institution publique de conseil agricole

[3] Qui est passée de 16% à 10% au terme des 3 ans de mise en oeuvre du projet

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