Jean Jouzel est un scientifique, expert et coprésident au sein du GIEC (le Groupe Intergouvernemental d’Experts sur L’Evolution du Climat), géochimiste, paléo-climatologue, glaciologue. L’objet de cet entretien n’est pas de discuter avec lui des controverses sur les causes du réchauffement climatique, car quoi qu’il en soit, les travaux de synthèse du GIEC conduisent les décideurs politiques des pays développés et ceux en voie de développement à engager une transition énergétique favorisant les énergies renouvelables et la sobriété énergétique. À l’exception des vendeurs de pétrole, de gaz et de charbon, c’est une chance pour tous les êtres vivants, car au delà de la réduction des gaz à effets de serre, ce sont les pollutions qui sont destinées à être réduites dans les années qui viennent si les décisions politiques sont suivies d’effets.
Il s’agit ici de recueillir le témoignage d’un chercheur qui a considérablement contribué depuis le début des années 90 aux travaux de synthèse(s) de l’expertise collective que produit le GIEC.
CC : l’étude du climat, une vocation ?
Jean Jouzel :« A 18 ans, mon rêve c’était de rentrer dans une école d’informatique à Grenoble et j’ai fais chimie à Lyon. A 21 ans, je voulais faire une thèse et comme je suis breton je voulais me rapprocher de la Bretagne. Cela m’a conduit à Saclay dans le programme de recherche des isotopes stables dirigé par Etienne Roth lequel m’a proposé un sujet de thèse sur la formation de la grêle. J’ai dis oui pourquoi pas. Quand on regarde la vie, c’est une succession de décisions, de choix, et de hasards ».
La vie et les rencontres, conduiront Jean Jouzel à collaborer dans les années 70 avec Claude Lorius, le glaciologue qui fut le premier à mettre en évidence l’implication des activités humaines dans le réchauffement climatique. Aujourd’hui, ce sont cinquante années de recherche qui donnent à Jean Jouzel la parfaite maitrise de son sujet.
CC : Il est question avec l’accord de Paris (COP 21) de décembre 2015 de réduire les émissions de gaz à effet de serre, or on constate que le trafic aérien, maritime et routier à l’origine de 70% des émissions de Co2 ne cesse d’augmenter partout dans le monde, que l’agriculture intensive produit des émissions de méthane et de protoxyde d’azote ; ce n’est pas gagné la réduction non ?
JJ : « Actuellement on n’est pas sur une trajectoire qui permettrait une réduction des émissions, au contraire les émissions continues d’augmenter, et si on veut rester en dessous de 2 degrés il faut rapidement stabiliser les émissions puis les diminuer, c’est clair. Il faut désinvestir de façon rapide et importante le secteur des énergies fossiles. Entre ce qu’il faut faire par rapport à l’objectif affiché par la convention climat et sa mise en œuvre, il y a un fossé énorme qui est d’ailleurs bien énoncé dans l’accord de Paris. D’un coté il y a l’objectif, tout le monde y adhère et de l’autre la réalité qui n’est pas du tout en phase avec l’objectif, ça c’est clair.
Par rapport à l’écologie, on avance dans la prise de conscience, mais dans beaucoup de domaines cette prise de conscience est trop tardive pour réellement prendre la mesure des problèmes, c’est le cas du réchauffement climatique. Il y a eut la prise de conscience des scientifiques dans les années 80. Elles ont entrainées les décisions politiques prises à Kyoto en 1997 et à Copenhague en 2009, elles n’étaient pas mises en œuvre. Il est presque trop tard pour les deux degrés.
Pour la perte de biodiversité, c’est un peu pareil, alors bien sûr il y a une véritable prise de conscience, il y a l’IPBES qui se met en place, mais tardivement également. Quand on voit que la convention biodiversité s’est mise en place comme celle sur le climat à Rio en 1992 et qu’il a fallu 20 ans pratiquement jusqu’à Nagoya au Japon en 2010 pour qu’il y ait vraiment un commencement de mise en œuvre de mesures ».
CC : En fait, les décideurs politiques suivent les recommandations du GIEC ?
JJ : « Les politiques ont décidés des 2 degrés, c’est la convention climat. L’idée du GIEC c’est pas du tout de faire des recommandations, le GIEC n’a jamais recommandé de limites au réchauffement climatique. L’idée du GIEC c’est de faire un diagnostic critique de ce vers quoi on va. La convention climat s’appuie de façon très claire sur les résultats du GIEC pour prendre ses décisions. L’idée des 2 degrés, c’est que quand on regarde les conséquences du réchauffement climatique, si on veut s’y adapter, on doit limiter le réchauffement climatique de façon drastique. Le GIEC fait des modélisations des impacts, ça c’est vrai, mais le politique s’appuie en gros sur le tableau des conséquences du réchauffement climatique. Après, les deux degrés, c’est un peu à la louche. L’idée derrière la décision politique c’est que si on reste en dessous des deux degrés, c’est l’espoir que l’on puisse s’adapter au réchauffement climatique ».
CC : Vous avez déclaré qu’il faut laisser 80% des ressources fossiles facilement accessibles dans les sols et mobiliser 100 milliards de dollars par an à la transition énergétique, on commence quand ?
JJ : « L’article 2 de l’accord de Paris est très important. Le secteur financier est invité à rendre les flux financiers compatibles avec un scénario à faible émissions et résiliant au changement climatique. C’est inscrit dans la convention climat comme un objectif. Pour l’énergie (70% des émissions) il s’agit de modifier les flux d’investissements en fonction du scénario < 2 degrés. L’idée de départ, c’était de consacrer la moitié des ces sommes à aider les pays à participer à la lutte contre le réchauffement climatique, en développant le renouvelable plutôt que de les laisser utiliser du pétrole, du gaz ou du charbon éventuellement, et l’autre moitié distribuée sur l’adaptation aux changements climatiques. Par exemple, des investissements privés sur l’électricité en Afrique sont destinés à permettre l’accompagnement du renouvelable. Ces 100 milliards correspondent à une masse d’investissements à engager par des engagements publics comme privés ».
CC : Le nucléaire, une source d’énergie « vertueuse » pour atteindre les objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre ? cette question va agacer nos ami(e)s écolos non ?
JJ : « Ce n’est pas le nucléaire qui va remplacer le fossile. Il faudrait multiplier par 15, 20 la puissance nucléaire installée, c’est impossible. Le simple renouvellement des centrales actuelles fait que ce sera limité.
Quand on regarde les scénarios 2 degrés à l’horizon 2030, il y a toujours une part de nucléaire qui est conservé, pas majeure mais il faut bien voir les contraintes à l’oeuvre, géopolitiques évidentes et les coûts qui sont extrêmement élevés. Le déploiement du renouvelable aura aussi des coûts.
Je pense que le nucléaire va garder sa place au niveau planétaire mais s’ill n’y a pas un développement massif du renouvelable, on y arrivera pas.
Pour la France le nucléaire c’est moins de 20% de l’énergie. (et 80% de la production électrique : ndr) La première source d’énergie en France reste les combustibles fossiles. L’énergie nucléaire c’est moins de 5% de l’énergie globale mondiale et dans le meilleur des cas, même si on développe le nucléaire, ça n’ira jamais au delà de 5, 6 voir 7 %. Par contre, le potentiel des renouvelables c’est plutôt 50% de l’énergie. Entre le potentiel à l’horizon 2050 d’un côté du renouvelable et de l’autre coté du nucléaire il y a pratiquement un facteur 10. c’est ça qu’il faut voir. Je ne suis pas du tout antinucléaire, mais ce n’est pas le nucléaire tout seul qui va sauver le monde ». !
CC : Pour les années qui viennent, vous envisagez quelle perspective ?
JJ « Ne rien faire du point de vue éthique, c’est ne pas respecter celles et ceux qui viendront après nous. C’est nous qui avons mis en route ce réchauffement climatique. On le vit depuis 30 ans. Les décideurs politiques ont bien compris qu’il y avait un problème. Les 2 degrés, c’est une décision politique. Les scientifiques n’ont jamais dit qu’il faut maintenir le réchauffement en dessous des 2 degrés. Nous donnons les éléments aux politiques pour qu’ils puissent décider.
Le réchauffement est là, il est irréversible ! c’est un vrai défi qui est devant nous. Il faut laisser 80% des ressources fossiles facilement accessibles dans le sol et nous n’avons plus qu’une vingtaine d’années d’utilisation des combustibles fossiles au rythme actuel. Et ça, c’est dans le scénario ou nous arrivons à maitriser les autres gaz à effet de serre, méthane et protoxyde d’azote, ce qui n’est pas gagné car ces émissions sont en grande partie liées aux pratiques agricoles.
Il y a de l’espoir, mais les difficultés sont là et il faut y aller tout de suite, c’est techniquement possible et c’est enthousiasmant pour les jeunes ».
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