Truitier/Haïti : De la décharge nationale à la recharge nationale
Le Service Métropolitain de la Collecte des Résidus Solides (SMCRS), suite à sa création en 1981, a fait choix de 205 hectares de terres au bord de la mer dans la localité de Truitier à Cité Soleil en 1986 pour placer la décharge nationale. Depuis lors les services privés et publics œuvrant dans le ramassage d’ordures ou des déchets se sont obligés de prendre la direction de Truitier pour déverser les déchets collectés dans la zone métropolitaine. Ces déchets, qu’ils soient de nature biodégradables ou non, ne sont pas déposés dans l’espace pour être ni triés ni recyclés, mais pour être brulés. Ce qui rend la décharge et ses zones environnantes très menaçantes et même impraticables à cause de la pollution que la brulure des déchets implique.
Cependant, à un certain moment de l’évolution de l’espace, on a remarqué des individus faisant la queue dans l’espace de décharge. Ces gens, communément appelés chiffonniers (kokorat), dans une perspective de trouver un mieux-être et d’assurer leurs conditions matérielles d’existence, se lancent dans le tri des déchets malgré les risques que cela comporte. Ce tri est tout à fait particulier et se fait pour un gain essentiellement économique.
De tranches d’âge et de sexe différents, ces individus, appelés travailleurs informels par les responsables du lieu de la décharge, travaillent quotidiennement dans la matinée comme dans la soirée. De nos jours, ils sont au nombre de 2000[1] environ qui utilisent l’espace comme leur principale source de revenu. Leurs meilleurs collaborateurs restent et demeurent les chauffeurs des camions transporteurs de déchets, car c’est en fonction des chauffeurs qu’ils déterminent les déchets les plus rentables.
Un équipement soit disant approprié pour fréquenter la décharge, bottes, gants, cagoulés non seulement pour se protéger mais aussi pour cacher leurs visages vis-à-vis des badauds, les chiffonniers sélectionnent tous les déchets qui ont une valeur marchande comme bidons plastiques, bouteilles de parfum, poulets moisis, médicaments expirés, pour ne citer que ceux-là. Ainsi demandons-nous, où vont-ils avec ces déchets sélectionnés ? Qu’est-ce qu’ils vont faire avec ces derniers ? Ces interrogations nous permettent d’entrer d’emblée dans la question liée à la recharge nationale.
La recharge nationale fait référence à une situation spéciale qui nous exige de l’aborder d’une façon spéciale avec une réflexion tout à fait spéciale, car elle résulte d’une activité spéciale réalisée par des chiffonniers (kokorat) dans un espace dit spécial. Laquelle situation traduise l’écart considérable existant entre plusieurs couches sociales d’un même tissu social, appartenant à un même secteur d’activité économique et qui lutte pour une même finalité, en l’occurrence la recherche du pain quotidien, la quête d’un mieux-être. Cet écart considérable table sur les différentes manières dont les différentes couches sociales ont procédé pour initier leurs activités économiques. Ainsi, si pour certains produits revendus, il faut les acheter dans des magasins de vente ou alimentaires et ceci avec une forte somme d’argent, alors, il n’en demeure pas moins, pour d’autres, on ne peut les avoir qu’avec une petite somme d’argent sans pouvoir aller dans des magasins de vente ou alimentaires.
En effet, les chiffonniers font le tri et, en revanche, retournés les déchets qu’ils estiment avoir une valeur marchande. En ce sens, certains produits jetés à Truitier pour des raisons d’expirations, de dégradations et d’incapacités de résister, sont sélectionnés par les chiffonniers et retournés à titre de marchandises sur le terrain commercial. Le pire, c’est le cas de plusieurs conteneurs de poulets moisis, de médicaments expirés[2]. Le transport de ceux-ci est très souvent assuré par des camions des institutions publiques et privées impliquant dans le ramassage d’ordures qui, après avoir déposé des déchets, transportent pour les chiffonniers les déchets sélectionnés sur le marché.
En fait, si la décharge est considérée comme toute activité résultante d’un travail sanitaire visant à protéger l’environnement et des individus de la zone métropolitaine, alors, en revanche la recharge[3] fait état de toute activité résultante d’un travail anti sanitaire qui rend plus vulnérable la vie des individus de la zone métropolitaine. Quand nous qualifions d’anti sanitaire le recharge comme activité des chiffonniers, nous ne voulons pas questionner le travail si important qu’ont réalisé ces derniers en faisant le tri dans une condition déconvenue, inhumaine, mais nous voulons montrer comment des produits jugés inutiles (inconsommables), à cause de leurs dégradations et leurs expirations, sont revendus pour être consommés. Une telle situation, dans un pays où les services sanitaires sont très critiques voir même quasiment inexistant, représente un enjeu majeur qui mérite d’être adressé avec beaucoup d’anticipation. Car la consommation des produits jugés inconsommables ne favorise autre chose qu’une aggravation féroce des conditions socio sanitaires de la population. Face à cette situation, personne n’est exempte, car au-delà de certains de ces produits qui sont vendus à des petits marchands de la masse défavorisée, d’autres sont orientés vers de grands points de vente où l’on trouve fréquentés et les gens de la classe moyenne et ceux de la bourgeoisie. Maintenant, pour éviter le pire, allons-nous cesser de manger dans la rue et d’acheter des médicaments n’importe où ? Ou bien allons-nous profiter de ce constat pour forcer les autorités concernées à réglementer la situation à Truitier ?
Claudy DÉBROSSE
Travailleur Social,
31 34 12 72
claudydebrosse@gmail.com
[1] Données collectées dans le cadre d’une entrevue réalisée avec l’un des employés de la décharge lors d’une visite à Truitier le 1er aout 2018
[2] Informations collectées dans le cadre d’une entrevue réalisée avec l’un des employés de la décharge lors d’une visite à Truitier le 1er aout 2018.
[3] Le terme recharge n’est pas pris ici dans sa dimension technique c’est-à-dire le fait d’apporter de l’énergie à une batterie, le fait de rentrer des minutes sur un téléphone, mais il est pris dans un sens lié à cette situation qui est tout à fait spéciale, c’est à dire ce terme est considéré comme le fait de retourner sur le terrain commercial des produits sélectionnés dans la décharge qui eux-mêmes préalablement étaient jugés non commercial par les fournisseurs. En résumé, le terme recharge est conçu, dans cette logique, comme l’acte d’apporter une nouvelle charge sur le terrain commercial.