Par Ana Abelenda [1],
Awid
Au cours de la Première réunion
de la Conférence régionale sur la population et le développement de l'Amérique
latine et des Caraïbes (disponible en anglais et en espagnol
seulement à l'exception de l'ordre du jour de la Conférence), qui s'est tenue à
Montevideo du 12 au 15 août 2013, l'AWID s'est entretenue avec plusieurs militantes
des droits des femmes de la région sur les progrès accomplis dans la
réalisation du programme d'action du Caire à l'occasion de son vingtième
anniversaire, et sur leurs perspectives concernant le programme de
développement durable pour l'après-2015.
La
Conférence
internationale sur la population et le développement (CIPD) qui
s'est tenue au Caire en 1994 a marqué un tournant historique dans la
reconnaissance des droits des femmes et des jeunes, notamment leurs droits
sexuels et reproductifs. S'il est vrai que la région de l'Amérique latine et
des Caraïbes a considérablement progressé dans certains domaines, tels que
l'éducation des filles et des femmes et la légalisation de l'avortement au
Mexique, à Cuba et en Uruguay, il n'en demeure pas moins qu'il reste encore
beaucoup à faire.
Lors de la session plénière, l'activiste
nicaraguayenne Dorotea Wilson [2]a lu la
Déclaration de la société civile de
l'Amérique latine et des Caraïbes à l'aube du vingtième anniversaire du
processus du Caire (disponible en espagnol seulement). Cette
déclaration nous rappelle que les progrès accomplis s'inscrivent dans un
contexte d'inégalités structurelles qui entravent la pleine réalisation des
droits de millions de personnes et menacent la pérennité des générations
futures. Ces inégalités se perpétuent et des écarts intolérables persistent.
Certains progrès et des difficultés qui persistent
Le
Consensus de
Montevideo (disponible en espagnol et anglais seulement), adopté par
les gouvernements de l'Amérique latine et des Caraïbes le 15 août 2013,
reconnaît que l'accès universel aux droits à la santé, sexuels et reproductifs
et l'égalité des genres constituent des éléments fondamentaux pour le
développement durable. Plusieurs organisations de femmes présentes lors de la
réunion ont
salué(disponible
en espagnol seulement) les progrès accomplis dans la manière de se référer à
l'orientation sexuelle et à l'identité de genre, l'engagement à mettre en oeuvre
une éducation sexuelle exhaustive, le droit à un avortement légal et sans
risque, l'accès à la contraception d'urgence, la reconnaissance du travail non
rémunéré et des inégalités qui découlent d'une distribution inégale de
l'économie des soins, et de l'importance de la laïcité de l'État [3]. Bien que la région ait convenu d'une position
progressiste commune pour la Conférence internationale du Caire 20 ans après
qui se tiendra en 2014, la mise en oeuvre et les prises de position
conservatrices demeurent un obstacle à surmonter.
Alessandra Nilo [4]
a signalé, au cours d'une conversation avec l'AWID, que " les écarts
demeurent très importants et que vingt ans après, on se retrouve à aborder
pratiquement les mêmes sujets ". Elle constate également que " les
gouvernements éprouvent de grandes difficultés pour comprendre le rapport qui
existe entre les droits sexuels et reproductifs et les questions liées au
développement ".
Concernant les obstacles à l'intégration du
programme d'action du Caire dans un cadre de développement durable plus large,
Nilo signale que " l'un des facteurs les plus problématiques est la vision
peu progressiste des décideurs aux niveaux national, régional et international.
Un autre élément préoccupant dans la région est l'influence des institutions
religieuses, qui promeuvent une vision qui ne se base ni sur les droits ni sur
des preuves scientifiques. Cette influence menace l'autonomisation de toutes
les personnes, et plus particulièrement des femmes ".
La participation des organisations de femmes a été
décisive pour promouvoir les droits sexuels et reproductifs dans la région et
le monde entier, ainsi que pour remettre en cause le modèle de développement
hégémonique. Toutefois, ces organisations rencontrent également de sérieuses
difficultés pour obtenir des financements. Nilo signale que " la question
de la pérennité politique et économique représente un aspect extrêmement
important pour les mouvements sociaux et les mouvements des femmes pour être en
mesure d'exercer une influence réelle sur le programme du développement ".
Elle ajoute " qu'il existe une grande préoccupation face à la fin de la
coopération internationale dans la région, notamment dans certains domaines
fondamentaux pour les mouvements des femmes, les organisations de lutte contre
le VIH et le sida et les groupes de défense des droits humains. Des changements
doivent être apportés afin que les mouvements sociaux puissent avoir accès à
des fonds publics d'une manière transparente et durable, et rechercher des
mécanismes innovants permettant de financer le programme des femmes, par
exemple par le biais d'une taxe sur les transactions financières ".
Le
Programme de
développement pour l'après-2015, appelé à succéder aux
Objectifs du Millénaire pour
le développement (OMD) qui arriveront à terme en 2015, doit aborder
l'autonomisation des femmes en ce qui concerne les droits sexuels et
reproductifs et le programme d'action du Caire. Dans sa réflexion à ce
sujet et sur certaines propositions formulées dans le
Rapport du
Groupe de personnalités de haut niveau chargé du programme de développement
pour l'après-2015, Nilo est de l'avis que " l'idée de
l'autonomisation des femmes pour améliorer l'économie est accueillie
favorablement et que le problème qui se pose porte plutôt sur le type de modèle
promu dans le cadre de cette économie ". Nilo estime que
" l'autonomisation, si elle s'inscrit dans un modèle dans lequel les
inégalités persistent, est inacceptable. La question n'est donc pas d'accroître
la participation des femmes à l'économie afin de susciter une plus grande
consommation, sinon de revoir le modèle de développement recherché ".
Le rôle du mouvement des femmes autochtones
La péruvienne Tarcila Rivera, Coordinatrice pour la
région Sud du
Réseau continental des femmes
autochtones des Amériques, est activiste des droits des femmes
autochtones depuis 20 ans. Avec elle, nous avons évoqué les contributions du
mouvement des femmes autochtones au programme du développement durable et les
défis que suscite la prise en compte de la perspective des droits des
femmes dans leur propre activisme.
Rivera considère que " les femmes autochtones
ont beaucoup à apporter en termes de pérennité. La production alimentaire en
est un bon exemple : en effet, les femmes autochtones jouent un rôle
important dans l'agriculture du fait qu'elles ont recours à des connaissances
ancestrales pour produire des aliments libres de produits agrochimiques et à
base d'engrais naturels. Cette connaissance doit être reconnue, récupérée et
validée dans un contexte élargi du développement durable ". Elle ajoute
par ailleurs " qu'il est important d'appréhender la pérennité non
seulement en termes économiques, sinon également en termes de qualité de vie,
car le luxe et les paillettes ne sont pas forcément synonyme de qualité de vie.
Elle affirme que les gens se croient heureux dans une communauté au sein de
laquelle il est possible de produire et de décider comme chacun l'entend, y
compris lorsqu'il s'agit de décisions concernant nos corps et le nombre
d'enfants que nous souhaitons avoir ".
Interrogée sur la reconnaissance croissante des
peuples autochtones et de leur vision du monde dans les constitutions
bolivienne et équatorienne, Tarcila Rivera est de l'avis qu'il reste encore
beaucoup à faire. Elle signale que " certains progrès ont été accomplis en
termes juridiques. Par exemple la Bolivie est le premier pays à avoir accordé
un statut constitutionnel à la déclaration des droits des peuples autochtones.
Le problème se situe au niveau de la mise en oeuvre : même dans les programmes
d'égalité des genres, les femmes autochtones demeurent invisibles en termes de
budget et de consultations. Les femmes autochtones exigent de pouvoir
participer à l'élaboration de ces programmes afin d'assurer la prise en compte
de leur culture et de leur langue ".
D'après Rivera, " nous avons besoin de
services de santé de meilleure qualité et les enfants autochtones d'une
éducation de meilleure qualité afin de pouvoir bénéficier des mêmes
opportunités que les autres enfants et ainsi accéder sur un pied d'égalité à
des emplois bien rémunérés, sans rester cantonnés à des emplois de qualité
inférieure. Tout cela est essentiel au développement durable, y compris des
peuples autochtones ".
Toutefois, la prise en compte de la perspective des
droits des femmes a été semée d'embuches pour le mouvement des femmes
autochtones. Rivera signale que " lorsque nous avons rejoint le processus
du Caire 20 ans après, il a tout d'abord eu à débattre sur les droits sexuels
et reproductifs : de quoi s'agit-il ? Comment traduire ce concept dans la
culture autochtone ? Ensuite, le mouvement a abordé la question du corps, de
l'autonomie physique, avant de se réunir avec les femmes autochtones plus âgées
et partageant la même langue afin de connaître leurs expériences, par exemple
la manière dont elles se protégeaient dans le passé et les raisons pour
lesquelles certaines avaient de nombreux enfants tandis que d'autres n'en
avaient que très peu. Il existe un ensemble de connaissances et de pratiques
qui, de son avis, devraient être prises en compte aux fins du développement
durable ".
Rivera souligne le fait que " Nous avons
appris à marcher main dans la main avec nos camarades du mouvement féministe et
qu'aujourd'hui, les deux mouvements sont en mesure de s'accorder sur des
priorités communes. Le fait de parvenir à définir que toutes les femmes ont le
droit de disposer librement de leur corps et du nombre d'enfants qu'elles
souhaitent avoir, à quel âge elles veulent se marier ou pas, a constitué une
avancée fondamentale revêtant une grande importance pour notre
mouvement ".
Les droits sexuels et reproductifs dans le
programme pour l'après-2015
L'AWID s'est également entretenue avec Ana Cristina
González Vélez, membre de Articulación Feminista Marcosur et coordinatrice de
l'articulation régionale des organisations de la société civile en vue du Caire
vingt ans après, sur la façon d'intégrer le programme du Caire, en particulier
les droits sexuels et reproductifs, dans un cadre de développement durable pour
l'après 2015:
Selon Ana Cristina, " le programme de
développement pour l'après 2015 doit être conçu non pas comme un simple
programme de remplacement des OMD, mais comme une initiative beaucoup plus
ambitieuse. Nous ne pouvons discuter d'un nouveau programme de développement
sans mettre l'égalité et en particulier l'égalité des genres, au centre de ces
discussions .Sachant que le développement présente deux dimensions, à savoir
l'aspect productif et l'aspect reproductif, il ne peut être dissocié des droits
sexuels et reproductifs en raison de son impact non seulement sur les corps et
les vie des femmes, mais aussi sur les modèles de production et de
reproduction. "
" La division sexuelle inégale du travail est
un facteur qui ne peut être ignoré car il constitue l'une des manifestations les
plus criantes de l'inégalité qui se traduit, pour les femmes, par une charge
disproportionnée compromettant leur participation dans tous les domaines de la
vie sociale. Les mouvements féministes peuvent apporter une contribution
précieuse à ce débat, en abordant l'égalité comme élément central, en
promouvant le respect de la diversité et en favorisant l'application d'une
approche des droits humains qui ne pénalise pas la sexualité ni les droits des
femmes ".
Lors de la clôture de la Conférence de Montevideo,
l'esprit festif régnant au sein des délégations de la société civile, y compris
des réseaux et des groupes des femmes, des jeunes, des peuples autochtones, des
peuples afro-descendants, des personnes atteintes du VIH et du sida, des
travailleurs-euses sexuels-elles et des personnes LGBTI, témoigne du fait que
les temps ont bien changé. Ces recommandations seront la contribution de
l'Amérique latine et des Caraïbes aux réunions de la Commission de la
population et du développement (CPD) et de l'Assemblée générale des Nations
Unies, qui se tiendront à New York en 2014. Il reste à voir de quelle manière
les accords seront mis en oeuvre et s'il existe une volonté politique de les
promouvoir dans le programme de développement durable pour l'après-2015.
[1] Un grand merci
également à Marisa Viana et Alejandra Scampini, de l'AWID, pour leurs
contributions à cet article.
[2] Dorotea dirige
le
Réseau des femmes afro-latino-américaines et
afro-caribéennes et de la diaspora (RMAA) et fait partie de
l'Alliance régionale des OSC pour le processus du Caire 20ans après.
[3] Pour en savoir
plus, lisez également l'analyse des résultats de la Conférence préparée par les
organisations RESURJ, DAWN, YCSRR et IWHC en cliquant
ici(disponible
en anglais seulement).
[4] Elle est la fondatrice de
Gestos-Brésil, la Secrétaire régionale de
LACASSO (Conseil latino-américain et caribéen
des organisations non gouvernementales fournissant des services liés au VIH et
au sida), Conseillère auprès du réseau
Resurj
et membre de l'Équipe spéciale de haut niveau de la CIPD chargée lancer des
passerelles entre le programme des droits sexuels et reproductifs et les débats
sur le développement durable pour l'après-2015.
[POST2015G][PROCESSODD]