Haiti : Proposition pour une politique de l’aménagement du territoire et la décentralisation
Haiti : Proposition pour une politique de l’aménagement du territoire et la décentralisation
lundi 19 juin 2006
Débat
Par Chantal Laurent [1]
Soumis à AlterPresse le 10 juin 2006
Introduction
Haïti a perdu la maîtrise de la gestion de son territoire, or aucun pays ne peut accéder au développement sans vision territoriale, et par conséquent sans équipements, et sans une coordination des institutions locales et nationales.
Historique
La relation étroite entre l’aménagement du territoire et la décentralisation a été occultée au cours de ces deux dernières décennies du fait de l’ajustement structurel qui réduisait les politiques à des objectifs à court terme. Le discours dominant était alors celui de la décentralisation, devenue seule garante du développement et de la démocratie, les logiques de ce processus s’opposant alors aux principes de l’aménagement du territoire des années 50 à 70. D’une part, une croyance dans l’efficacité économique et sociale de la proximité, une conception ascendante du développement et une logique de subsidiarité comme moteurs de l’organisation institutionnelle. De l’autre, une vision unilatérale des politiques territoriales, menées par un Etat centralisé et garant de l’équité. Mais aujourd’hui, aménagement du territoire et décentralisation ne s’opposent plus.
L’aménagement du territoire est un objectif désormais réhabilité, tandis que la décentralisation est le moyen de parvenir à cet objectif.
Les enjeux
Quels sont les enjeux de cette transformation
Restaurer le rôle fondamental de l’Etat et légitimer sa fonction sur le territoire (déconcentration) pour fixer les cadres réglementaires, pour garantir une répartition équilibrée des moyens et des compétences et pour contrôler les budgets
Redonner du souffle à la décentralisation par la définition d’une autre architecture institutionnelle (développement local participatif institutionnalisé)
Trouver les voies d’un aménagement du territoire adaptées aux réalités nationales.
Le cas d’Haiti
I. Constat
Les crises des villes sont le plus souvent associées à une croissance urbaine rapide et incontrôlée (en Haïti selon les données de l’IHSI en 2003, 40,4% de la population était urbanisée), engendrant des problèmes tels la rupture et l’inadéquation des services et infrastructures, l’aggravation des inégalités sociales, l’augmentation de l’informalité du secteur économique et la dégradation de l’environnement, ainsi qu’à une absence de politiques concertées, de programmes et de fonds. Et Haïti n’est pas en reste. Le pays est en effet confronté à :
Des crises politiques successives ayant abouti à une déliquescence des institutions de l’Etat, une fragilisation du cadre de vie et de l’environnement, une réduction drastique des investissements du secteur privé, ainsi qu’à un déplacement/migration de populations d’une part des campagnes vers la capitale (et accessoirement vers les villes de province) et d’autre part de certains quartiers vers d’autres (par ex. du centre-ville vers Pétionville),
Des infrastructures et services publics dégradés si ce n’est complètement détruits, un patrimoine culturel et architectural en voie de disparition, une paupérisation extrême de la population, un chômage élevé et une décapitalisation des ménages.
Une série de catastrophes naturelles (inondations, glissements de terrain, etc..) qui n’est pas près de s’arrêter vu la très grande vulnérabilité environnementale dans laquelle se trouve le pays (en 2004 Mapou, Fonds Verrettes et Gonaïves ont été les plus importantes).
Au niveau institutionnel, les carences se caractérisent par :
la faiblesse des services chargés de l’aménagement du territoire et la dispersion dans plusieurs ministères de la gestion territoriale et spatiale (MPCE, MICT, TPTC, MAS)
une loi de décentralisation incomplète en ce qui touche aux Assemblées Départementales et aux Municipalités) et une carence de moyens tant techniques et financiers que de ressources humaines au niveau des Collectivités Territoriales .
II. Démarche méthodologique
Haïti se trouve donc dans une situation nécessitant une restauration du rôle de l’Etat qui puisse mener à bien une reconstruction générale du pays avec une stratégie à long terme (2021ou 2026) se fixant un objectif bien précis.
Quelque soit l’objectif visé, la stratégie pour y parvenir comportera obligatoirement un choix de développement spatial reflété par un PLAN STRATEGIQUE NATIONAL D’AMENAGEMENT DU TERRITOIRE.
L’objectif de développement visé [2] se fera en évaluant :
la situation actuelle (Etat des lieux), l’imbrication ville-campagne, la nature de l’urbanisation
les potentialités physiques et économiques
l’avantage comparatif par rapport à la situation géographique et au contexte économique régional et mondial
le rôle potentiel des acteurs de ce développement (Etat, Collectivités locales, citoyens, entreprises du secteur privé)
D’après la Constitution de 1987, le développement urbain en Haïti est lié au processus de décentralisation et au transfert de compétences du pouvoir central vers les collectivités territoriales. D’ou la nécessité de mettre en place des instruments formels de planification et de réglementation en vue d’assurer un contrôle du territoire pour le bien-être des collectivités. Les objectifs prioritaires sont :
d’aider les élus et le personnel des mairies face à la gestion physique, sociale et économique de leur territoire
de permettre au personnel des mairies d’apprécier la démarche de la prise de décision
de permettre aux mairies d’avoir en main les instruments leur permettant de faire de l’urbanisme opérationnel à l’échelle de leur commune.
Cette approcher à la décentralisation ne prend pas en compte la vision territoriale dans sa globalité. Il y a cependant lieu d’y remédier.
III. Actions à entreprendre
Au niveau national :
Renforcement institutionnel pour développer des stratégies intégrées d’aménagement du territoire, de développement urbain et de gestion des plans d’aménagement.
Le Ministère de la Planification et de la coopération externe (MPCE) [3] sera l’institution responsable. Il serait souhaitable de créer une Direction générale de l’aménagement du territoire et de l’habitat (DGATH) regroupant toutes les activités liées au développement spatial du pays, tel que le propose un certain nombre d’urbanistes et d’architectes haïtiens (proposition exprimée lors des journées organisées en octobre 2005 par UN-HABITAT).
Une coordination étroite avec les ministères sectoriels et leurs services déconcentrés (Directions Départementales, etc..) est essentielle. Toute action de ceux-ci ayant trait au développement spatial devra s’inscrire obligatoirement dans le cadre du Plan Stratégique National d’Aménagement du Territoire.
Ce PLAN STRATEGIQUE NATIONAL devra considérer en priorité :
La décentralisation (renforcement de la loi de 1987)
> (Re) développement des villes secondaires et des régions/départements
>Pouvoirs élargis aux Communes urbaines et rurales (définition)
>Disponibilité des ressources humaines et financières pour une meilleure gestion communale [4]
La mise en place d’un cadastre
Les réformes foncière et agraire, législation et taxation/imposition y relatives
Les règlements d’urbanisme et de construction (incluant la protection du patrimoine architectural)
La relance économique
Les infrastructures et les services de base
La gestion de l’environnement (définition d’aires protégées et mesures de protection, bassins versants prioritaires d’intervention, etc..)
2. Au niveau local,
Appui au renforcement des capacités des Autorités locales et de leurs partenaires (Groupements communautaires, organisations de base, ONG, société civile), l’institution responsable étant le Ministère de l’Intérieur et des Collectivités Territoriales (MICT) [5].
L’approche à la planification pour l’élaboration de Plans Communaux, POS, Plans Directeurs doit être communautaire et évolutive [6]. Tant la conception que la gestion doivent être participatives. L’approche doit être commune sur tout le territoire en créant un MODELE UNIQUE à définir en fonction des expériences existantes dans le pays.
Si le développement local est bien l’affaire de tous les échelons de la puissance publique, il ne peut réussir que si ses acteurs premiers, les citoyens et les entreprises, s’y impliquent pleinement. Au-delà même, pour les premiers de leurs revendications d’usagers, ou pour les seconds de leurs seules préoccupations d’utilisateurs des services d’intérêt général qui sont la base de leur compétitivité, ils doivent les uns et les autres participer activement à l’œuvre commune.
Les PLANS DE DEVELOPPEMENT LOCAUX nécessitent :
Un diagnostic participatif faisant l’inventaire et la priorisation des besoins dans l’accès aux services et infrastructures de base et l’accès à l’emploi (relance économique)
L’actualisation et la création de Manuels de Gestion Communale/municipale
L’acquisition ou le renforcement des savoir-faire technique et financier pour faire face à l’ampleur de la nouvelle mission des Collectivités Territoriales.
Domaines de compétence dans la gestion spatiale communale :
Foncier (cadastre, propriété, etc)
P.O.S., Plan Directeur, Dossier fondamental de la commune
Délivrance de permis de construire
Protection du Patrimoine culturel et architectural
Protection de l’Environnement
Infrastructures et services (conception, évaluation des projets et passation des marchés)
O&M (opération et maintenance des infrastructures et services municipaux)
Financements et Investissements
Taxation/Tarification (pour assurer l’O&M et les investissements)
Sécurité, gestion du risque (à tous les niveaux : physique, économique, social)
EIE (Etudes d’Impact Environnemental)
Dans le cadre du développement local et plus particulièrement dans l’appui aux municipalités pour la création de Plans de développement locaux, relancer le Bureau Inter-sectoriel d’Appui aux Municipalités (BIAM), ou une structure similaire, soit au sein de la DCT (MICT), soit au sein de la future DGATH (MPCE) mais, dans ce cas, en coordination avec la DCT.
Association de Communes
Pour optimiser les investissements tant financiers qu’humains, les Communes pourraient se constituer en associations, sur la base d’un objectif commun tel la gestion d’un Bassin Versant ou celle d’une aire métropolitaine (Port-auPrince et communes adjacentes).
IV. Financement de l’urbanisation et du développement local
Pour remettre à l’échelle la dépense publique urbaine, il est nécessaire de mobiliser conjointement toutes les sources concevables :
contribution directe des usagers de la ville (ménages, entreprises)
contribution des usagers et bénéficiaires non résidents
dévolution aux associations d’usagers et au secteur privé de tous les domaines pour lesquels l’intervention du secteur public ne s’impose pas ou doit même être évitée
recours à l’investissement direct privé local, national ou étranger chaque fois que possible
recours à l’aide extérieure ou plutôt aux transferts officiels
étalement dans le temps des investissements urbains
enfin, prélèvement sur les générations futures grâce à l’emprunt, car c’est aujourd’hui que l’on construit la ville de demain
Les besoins d’investissements résultant du processus d’urbanisation imposent de recourir, pendant encore plusieurs décennies, à un transfert net de ressources provenant de l’extérieur. Mais l’expérience montre que le recours à l’emprunt au lieu de dons responsabilise les acteurs locaux et permet une meilleure allocation des ressources. Les villes sont en générale des lieux de croissance économique et donc, gager l’emprunt d’aujourd’hui sur la croissance de demain est raisonnable et durable.
Pour s’engager résolument dans cette voie, il faut que tous les intervenants, locaux, nationaux et internationaux, acceptent de se plier à un « code de bonne conduite » basé sur les principes suivants :
respect du principe de subsidiarité qui impose entre autres aux partenaires extérieurs de ne rien faire qui soit de nature à retarder le développement d’une maîtrise d’ouvrage locale, quels qu’en soient les risques ;
décentralisation effective (et sincère) de l’information ; le monopole de l’information dont disposent les bailleurs de fonds, les administrations centrales et les « experts » sur lesquels ils s’appuient doit être progressivement démantelé ;
exigence sans faille à l’égard de la contrepartie locale, qu’il ne faut en aucun cas accepter d’offrir, quelles que soient les circonstances et quelles qu’en soient les conséquences ; la mobilisation effective des ressources locales, par la taxation et l’imposition des ménages et des entreprises, doit et peut, avec le temps, changer d’échelle ;
traitement de la dépense d’entretien (O&M) du capital public en tant que dépense obligatoire, au même titre que les salaires du personnel municipal, la ressource doit être adaptée à ce besoin et non l’inverse ; la totalité de la dépense d’opération et maintenance doit être financée par l’impôt foncier et taxes annexes (d’habitation, etc...) et ce dernier doit frapper tous les usagers, y compris les établissements publics et les « projets » ;
enfin, persévérance et constance, car les problèmes posés par l’urbanisation se résolvent dans la durée et il n’est pas acceptable que les règles du jeu changent avec chaque nouveau projet.
Rôle des organisations internationales
Programmes d’appui
Nombre de bailleurs de fonds ont redéployé une part significative de leurs financements de projets urbains au bénéfice du renforcement des capacités au niveau de la bonne gouvernance (et gestion) locale/municipale tout en occultant la vision à long terme et intégrée du développement territorial national [7]. C’est ainsi que l’intérêt croissant des donateurs pour le renforcement et l’appui à la gouvernance municipale a donné lieu à la création en 1996 du Programme conjoint de gestion urbaine BM/PNUD/UN-HABITAT puis en 1999 à la création de CITIES ALLIANCES. En outre, de nouveaux intervenants sont apparus grâce à la coopération décentralisée Villes/Régions du Nord-Villes/Régions du Sud (voir projet POS des Gonaïves, financé par la Région Ile-de-France) et la coopération décentralisée Sud-Sud. Il est nécessaire aujourd’hui de réconcilier les approches globale et locale en misant sur politique de décentralisation axée sur l’aménagement du territoire.
Dans ce cadre, une coordination des activités des institutions internationales chargées du financement et de l’appui à l’aménagement du territoire au niveau tant national que local est essentielle et prioritaire dans le cadre d’une politique de décentralisation.
Un vaste programme d’appui à l’élaboration d’une stratégie nationale d’aménagement du territoire devrait être mis en place. Ce Programme d’appui comprendrait trois volets d’activités de renforcement institutionnel qui devront intégrer le développement des ressources humaines, le changement organisationnel ainsi que les cadres institutionnels, légaux et financiers :
1. Appui à la mise en place de la structure (DGATH [8]) en axant ses interventions sur :
formation (urbanistes, planificateurs, géographes, etc.)
équipement
Loi cadre
mise en place et renforcement des outils de planification (cadastre, UTSIG, IHSI à intégrer au MPCE)
renforcement des mécanismes de coordination avec les ministères sectoriels et leurs structures déconcentrées
réformes foncière et agraire et régimes de taxation et imposition y relatives
règlements d’urbanisme et de construction
mécanismes de coordination des programmes d’investissement pour les équipements [9]
2. Appui au renforcement de la DCT au sein du MICT
assurer les mécanismes de coordination avec la DGATH
revitaliser le BIAM ou autre structure similaire (définition des statuts)
Loi de décentralisation (appui à l’élaboration)
formation
équipement
3. Coordination des projets d’appui à la gouvernance locale
Le protocole d’accord PNUD/FAO/GTZ/AECI concernant les Plans de développement locaux, en y intégrant la gestion des ressources naturelles, est un premier pas vers l’uniformisation et la modélisation des interventions.
Cependant, en attendant la rédaction définitive et le vote de la loi sur la décentralisation, il faudra prévoir la mise en place de Comités Communaux de Concertation et de Planification qui fonctionneront en appui aux municipalités [10].
Le programme pilote LICUS [11] de Gestion des risques et désastres dans sa composante 1 s’inscrit dans une stratégie générale d’Aménagement du Territoire et de Décentralisation. En effet, la démarche proposée comporte la constitution de Comités Communaux de Concertation et de Planification, l ‘élaboration d’un POS et d’un Plan d’aménagement des bassins versant, en tant qu’outils pour planifier et gérer, par une approche intégrée, le développement spatial mais aussi social et économique des communes. Cette démarche pourrait être appliquée à travers tout le pays, dans le cadre d’une stratégie nationale de développement bien définie.
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[1] Cette proposition a été élaborée au mois de mars 2006 (et très légèrement amendée en mai), dans le cadre de mes fonctions de Conseiller Technique, Chargé de la Réhabilitation/Reconstruction, PNUD LICUS Haïti. Elle s’adresse tant au nouveau gouvernement qu’aux bailleurs de fonds internationaux et nationaux.
[2] par ex. l’éco-tourisme ?
[3] Nécessite un renforcement ; voir rapport : Problématique de la planification économique et sociale ; gestion et coordination de l’aide en Haïti (Diallo PNUD 2005)
[4] La loi de décentralisation doit considérer la fonctionnarisation des cadres administratifs et techniques des mairies ainsi qu’un budget à renforcer (pas seulement par la taxation locale).
[5] Direction des Collectivités Territoriales (DCT) à renforcer
[6] Voir projet FAO GCP/HAI/016/CAN à Marmelade dans la mise en place d’une structure communautaire d’appui à la municipalité, le 3KPM
[7] Voir introduction
[8] Accompagné du renforcement du MPCE
[9] Le « code de bonne conduite » (voir chapitre IV ci-dessus) doit être adopté, de façon coordonnée par tous les intervenants extérieurs (bailleurs de fonds, OI, ONG).
[10] Voir l’exemple du projet FAO GCP/HAI/016/CAN à Marmelade
[11] Don TF053366 de la Banque Mondiale, géré par le PNUD
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