De l'eau et des arbres - Des femmes africaines prennent en main la lutte contre la déforestation et la désertification
Article paru dans le journal Le Devoir (Canada-Québec) le jeudi 10 août 2006 *.
Déforestation, désertification, explosion des villes et des bidonvilles, pollution de l'eau et de l'air, autant de fléaux qui menacent l'Afrique. Mais les femmes veillent au grain. Elles sont les premières sur le front des luttes visant à assainir l'environnement. Notre collaboratrice Monique Durand a sillonné l'Afrique, à leur rencontre. Elle nous livre ici le troisième article d'une série de cinq.
Elle est là, Liliane Muchungi, avec sa casquette à longue visière blanche et son T-shirt aux couleurs du Green Belt Movement, la quarantaine déterminée, tout entière à son discours. Debout au milieu d'un pré, sous un arbre immense, une cinquantaine de villageois sont venus l'écouter, surtout des hommes, assis sur l'herbe, et une poignée d'officiels, maires, adjoints, notables de la région, assis sur des chaises droites.
Derrière l'oratrice coule un ruisseau aux eaux métalliques, autrefois une large rivière, la Ragati. Autrefois ? Il y a tout juste cinq ans. Mais la sécheresse a accompli son oeuvre implacable, comme dans l'ensemble du Kenya et presque partout sur le continent africain. En janvier dernier, pour la première fois, les habitants du village de Madera se sont levés un matin pour découvrir que leur cours d'eau, leur unique et précieux cours d'eau était pratiquement tari.
C'est samedi après-midi. Un paysage grandiose sous un soleil de plomb, à une centaine de kilomètres au nord de Nairobi, au Kenya. Un paysage de collines douces tachetées de palmiers dattiers, de bananiers, de bocages d'eucalyptus. L'auditoire, un peu méfiant, médusé devant cette conférencière emportée, est rassemblé sous le fameux arbre à palabres si cher aux Africains, où ils vont parler, discuter, faire le point, ou prendre des décisions, conseillés par les plus anciens.
Liliane, voix de stentor, s'adresse au groupe dans sa langue, le swahili. Elle fait rire, sourire, fait de grands gestes dans l'air, s'enflamme. Son entrain ne faiblit pas. Elle est ici pour convaincre. Convaincre de quoi ? De planter des espèces d'arbres bien précises sur les berges de la Ragati pour que ses eaux ne se tarissent plus jamais. Et d'en planter aussi sur les bords des routes, devant les écoles et les édifices publics, partout où c'est possible. Semences, pots et tuteurs seront fournis gratuitement aux villageois. Petits arbres deviendront grands, et formeront une palissade contre la déforestation et l'avancée de la sécheresse.
Me revient à l'esprit ce que m'a dit la militante rwandaise Immaculée Ingabire, à propos de l'assèchement presque total de la rivière Akanyaru de son enfance, la rivière qui sépare le Rwanda du Burundi. «Les habitants font pousser le manioc, le sorgho et les patates douces tout au bord de l'Akanyaru, parce que ça pousse mieux. Je leur dis : "C'est vrai pour toi aujourd'hui. Mais tu pénalises déjà ton voisin qui vit dans les terres à 5 kilomètres de la rivière. Tu condamnes ton fils. Et pour ton petit-fils, il n'y aura plus rien."»
Trente millions d'arbres ont été plantés au Kenya et en Afrique depuis la création, en 1977, du Green Belt Movement. Son instigatrice, Wangari Maathai, écologiste kényane et professeure à l'Université de Nairobi, avait fondé cet organisme pour deux raisons principales : d'abord faciliter aux femmes la cueillette du bois en voie de raréfaction; puis reboiser le Kenya aux prises avec une déforestation mortifère. L'idée, c'était aussi de payer les femmes pour chaque arbre qu'elles planteraient.
Depuis, celle que Liliane et son groupe appellent «Professor», en mordant chaque fois dans le mot, est devenue un personnage mythique en Afrique. Lauréate du prix Nobel de la paix en 2004, elle est la première femme africaine et la première écologiste à avoir obtenu une telle récompense. «Elle a complètement changé ma vie ! s'exclame Liliane. Avant, je n'étais préoccupée que de ma petite famille, mon mari, mon fils, dans le train-train de la vie. La Professor Wangari a élargi ma vision des choses et m'a rendu consciente de ce que l'Afrique était en train de perdre.»
Elle brûle de me raconter ce fameux jour. «Nous avons reçu un appel d'Oslo au bureau de Green Belt. Wangari était chez elle, mais son téléphone était en dérangement. C'est un émissaire du gouvernement kényan qui s'est rendu à sa demeure pour lui annoncer. Elle est arrivée au bureau en pleurant. À vrai dire, tout le monde pleurait. Puis un hélicoptère du gouvernement est venu la chercher pour les premières félicitations officielles et les dizaines et dizaines de demandes d'entrevues qui affluaient déjà. Elle, que les mêmes autorités avaient harcelée, traînée dans la boue et jetée en prison quelques années auparavant !» Wangari Maathai a invité Liliane à l'accompagner en Norvège pour recevoir le prix Nobel.
Liliane, comme des millions d'autres filles africaines, a été élevée à la campagne où elle aidait sa mère à ramasser le bois nécessaire à la cuisson quotidienne, marchant chaque jour de plus en plus loin pour trouver la précieuse matière. Des kilomètres de marche. «Beaucoup de filles sont privées d'école à cause de ça. Et sont battues si elles ne reviennent pas à la maison, la tête surmontée d'un bon fagot. Avec les arbres de Wangari, il y a maintenant davantage de petites kényanes qui vont à l'école.»
Mais cet après-midi-là, Liliane prêche sa bonne parole sous l'arbre, illuminée par celle dont elle voudrait chausser les souliers un jour, «mais ses souliers sont très grands», dit-elle avec un large sourire. Elle devient toute chose quand elle parle du «Professor». «Je l'admire. J'admire sa liberté dans un pays qui ne laisse pas les femmes être ce qu'elles veulent. Et je voudrais, à mon tour, devenir une leader dans ma communauté. Peut-être faire de la politique un jour.»
Je pense à toutes ces jeunes femmes africaines, elles aussi galvanisées par le personnage de Wangari Maathai et qui ont trouvé en cette dernière une héroïne, un modèle. C'est Rose, au Rwanda, qui oeuvre pour un organisme étatique de protection de l'environnement. C'est Hortensia, au Bénin, ingénieure agronome, détentrice d'un doctorat en développement régional obtenu à l'Université du Québec à Rimouski. Ou bien Julienne, au Sénégal, zoologiste et environnementaliste : «Je voudrais accomplir quelque chose de visible, de grand. Pouvoir sensibiliser mes soeurs africaines à l'écologie, à l'hygiène, aux règles de prudence dans les champs. Les aider à s'en sortir. Vous savez, l'environnement commence par là !»
Retour sous l'arbre à Madera. Je m'étonne que ce soit des hommes, en grande majorité, qui soient venus entendre Liliane, alors que c'est surtout aux femmes qu'incombera la tâche de planter les arbres et que c'est à elles que s'adressent d'abord les campagnes de reboisement du Green Belt Movement. J'en fais la remarque à Liliane. «Ah ! je sais. Mais un jour, vous verrez, les Africaines prendront la place qui leur revient. Dans tous les domaines de la vie. Je suis devenue féministe comme Wangari.»
On me demande tout à coup si je veux bien faire l'honneur à l'auditoire de planter un arbrisseau au bord de la Ragati, qui coule là à nos pieds. Le maire du village me présente une pelle. Les villageois applaudissent, je suis émue. Le petit Timothy, 7 ans, dans les bras de son père, n'a jamais vu de personne blanche avant moi. Moi, je n'ai jamais planté d'arbre sur la terre africaine avant ce jour de Madera.
Collaboration spéciale
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Monique Durand est allée au Kenya grâce à un programme de l'ACDI destiné aux journalistes, et avec le soutien des organismes Droits et démocratie et Développement et paix.
* L'Institut de l'Énergie et de l'Environnement de la Francophonie (IEPF) remercie Madame Monique Durand et le journal Le Devoir d'avoir bien voulu contribuer à l'animation du portail "Femmes" de Médiaterre en acceptant d'y diffuser 5 articles sur le thème "femmes africaines et environnement" publiés dans Le Devoir du 8 au 13 août 2006 ainsi que 2 articles sur les femmes africaines publiés dans Le Devoir les 9 et 10 août 2005.
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