Savi Bisnath, Ph. D. et directrice associée du Center for Women’s Global Leadership (le CWGL, soit le centre pour le leadership mondial des femmes), discute de l’importance des politiques macroéconomiques et de l’établissement d’alliances stratégiques entre travailleuses pour faire avancer leurs droits à l’après-2015. Cet article est issu d’un événement[i] tenu à la Commission de la condition de la femme (CSW58) en mars 2014.
par l'AWID
L’avancement des droits humains des femmes doit passer par le changement des structures économiques
Il ne fait aucun doute que des changements économiques soient requis pour freiner les niveaux de pauvreté et d’inégalité grimpants partout dans le monde, ainsi que créer des emplois décents et assurer la protection sociale. Nous devons comprendre précisément le moment et l’endroit où les femmes intègrent le marché de l’emploi en employant une analyse intersectionnelle (qui tienne compte des catégories comme l’âge, la classe ou la caste, l’emplacement, la race, la religion, la sexualité, entre autres) afin de veiller à ce que les changements pour lesquels nous nous battons ne finissent pas par perpétuer la discrimination et l’inégalité.
Nous savons que le manque d’accès au travail décent et aux salaires suffisants affaiblit les droits des femmes et perpétue l’inégalité des genres. La possibilité pour les femmes de jouir du droit à un emploi décent est fortement liée au travail soignant, qui doit, comme nous le savons, être une responsabilité collective. Protéger les droits des femmes en tant que travailleuses veut dire se pencher sur les facteurs structuraux qui favorisent la précarité de l’emploi et le travail informel, mais aussi examiner le modèle néolibéral qui cause des crises économiques et financières.
Adopter les changements structuraux nécessaires veut aussi dire changer notre façon de faire les choses. En particulier, cela exige d’effectuer des changements dans les politiques économiques, notamment dans les politiques financières[ii] et commerciales, ainsi que dans l’architecture économique mondiale. Celles-ci sont les moteurs de la pauvreté et de l’inégalité et peuvent favoriser autant qu’éroder l’accès aux services sociaux de base et la réalisation des droits humains. Un tel changement structurel exigera aussi l’établissement d’alliances stratégiques et d’actions collectives dépassant les enjeux, de façon à créer un environnement propice à la réalisation des droits humains, de manière générale, et à la réalisation des droits des travailleuses, plus particulièrement.
Au CWGL, nous tâchons de travailler en partenariats pour favoriser les changements structurels, en mettant l’accent particulièrement sur la promotion des droits des femmes et la justice sociale dans le monde. Nous nous intéressons notamment à la macroéconomie, en ce qu’elle permet d’étudier la structure, le rendement, le comportement et les capacités décisionnelles de l’ensemble de l’économie. Quand les économistes parlent de politiques macroéconomiques, nous parlons en réalité des politiques monétaires et financières.
Qu’ont à voir les politiques macroéconomiques avec les droits humains ?
Les politiques macroéconomiques concernent les droits humains en ce qu’elles s’intéressent au fonctionnement de l’économie dans son ensemble, dont les taux d’emploi et de croissance. Cela façonne la disponibilité et la distribution des ressources comme les services sociaux de base, ainsi que les niveaux de vie, tels que les prix des denrées alimentaires et les mesures de protection sociales, etc.
Les politiques financières traitent en partie des budgets nationaux, qui sont fort importants en ce que leurs incidences sur les travailleuses sont multiples : L’incidence primairedes politiques macroéconomiques est la distribution des ressources à la population par l’entremise, de services, d’infrastructure et de transferts de revenus, mais aussi d’imposition ou d’autres mesures comme des frais d’utilisation de services publics. Son incidence secondaire est liée à la création d’emplois, à la croissance économique et à l’inflation. Les politiques monétaires, pour leur part, concernent les prix et l’emploi.
Les politiques monétaires ont une incidence directe sur les ressources disponibles parce qu’elles influencent les taux d’intérêt, qui agissent sur l’emploi et le droit au travail décent, ainsi que les taux de change, qui influencent la compétitivité des marchés internationaux et la croissance économique.
Dans le modèle économique actuel, on parle souvent de « main invisible ». La confiance en cette « main invisible[iii] » du marché affaiblit la responsabilité de l’État à l’égard de sa population, notamment par rapport à ses obligations en matière de droits humains.
Nous devons voir le marché tel qu’il est – un mécanisme genré, politique et historiquement constitué – et le contrôler pour favoriser les droits humains, notamment le droit au travail décent et à la protection sociale, pour lesquels on doit responsabiliser les États.
Les droits en matière de travail et le travail décent
Selon cette vision du marché, il s’avère que le travail décent requiert manifestement une synergie entre les domaines économique, social et environnemental. L’OIT (Organisation internationale du Travail) a pu établir environ 186 conventions et 192 recommandations dont l’objectif est d’harmoniser et d’améliorer les droits du travail à l’échelle nationale. Le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (PIDESC) a adopté, pour sa part, de nombreux articles pertinents, dont l’article 6 (le droit au travail), l’article 7 (les conditions de travail justes et favorables), l’article 8 (les droits syndicaux et le droit de grève), l’article 9 (le droit à la sécurité sociale, y compris les assurances sociales), l’article 11 (le droit à un niveau de vie suffisant) et l’article 12 (la santé).
Avoir recours à une approche axée sur les droits humains au moment de l’élaboration des politiques de développement peut constituer une stratégie d’organisation efficace. Les principes et les normes relatives aux droits humains, s’ils informent le processus de l’après-2015, peuvent aider à guider et à informer les processus. Le CWGL emploie le PIDESC parce qu’il constitue une norme éthique issue d’un consensus et qu’il est possible, par lui, d’évaluer et d’élaborer les politiques économiques.
Dans le contexte actuel, où l’austérité semble être devenue une norme acceptée, une approche axée sur les droits humains peut nous permettre de concevoir l’austérité différemment. Par exemple, la mise en œuvre de mesures d’austérité dans de nombreux pays s’est traduite en restrictions dans les dépenses de la santé. Or, le poids de ces restrictions a été disproportionnellement porté par les femmes, qui ont vu leur travail non rémunéré s’amplifier et leur bien-être diminuer. Avec les pertes d’emploi et la stagnation des économies, cela a mené à l’érosion des mesures de protection sociales et à l’insécurité économique pour les femmes et leur famille.
On doit renforcer les politiques macroéconomiques, notamment les politiques financières, par de solides programmes de protection sociale. Il est essentiel que nous plaidions en faveur de l’adoption de politiques économiques et sociales efficaces ayant pour objectif la création d’emplois décents et la distribution des gains de la croissance à l’ensemble des sociétés.
L’action collective
Nous devons unir nos forces dans le cadre d’actions collectives pour corriger le déséquilibre de pouvoir et obtenir justice. Il faut aussi adopter des politiques de redistribution. Nous devons en outre travailler pour une croissance qui : contribue à diminuer les inégalités, en distribuant les occasions et les gains à l’ensemble de la société ; génère des emplois décents et soit menée par des institutions publiques responsables qui respectent les droits humains ; soit viable d’un point de vue économique, social et environnemental. La réalisation de cet objectif passera par des changements profonds dans les politiques macroéconomiques et de développement.
Nous devons unir nos efforts dans le cadre d’actions collectives pour faire pression sur les États de sorte qu’ils fournissent les conditions à un environnement propice à la réalisation des droits humains. Ces conditions doivent non seulement tenir compte des systèmes financiers, commerciaux, fiscaux et relatifs à l’investissement, mais aussi des secteurs relatifs à la protection environnementale, à l’efficacité des ressources, à la protection sociale et à la politique relative au marché du travail. Qui plus est, les actrices et acteurs étatiques comme non étatiques doivent être assujettis à des mécanismes redditionnels. Nous devons par ailleurs élargir le système des capitaux pour qu’il tienne compte des ressources humaines, sociales et environnementales. Nous devons aussi trouver un moyen de rendre compte des contributions non rémunérées faites à l’économie.
Finalement, nous devons descendre dans la rue et unir nos forces pour revendiquer un changement structurel et politique, pour aujourd’hui et pour l’après-2015.
Traduit par: Adrienne Beaudry
[i] Organisé par : AWID, CWGL, IE, CSI, IFJ et PSI.
[ii] Nous entendons dans cet article par « politiques financières » l’ensemble des décisions des pouvoirs publics concernant le budget et l’imposition, ce qui signifie qu’il comprend les termes « politiques budgétaires » et « politiques fiscales ».
[iii] La croyance selon laquelle les personnes tentent de maximiser leur propre intérêt (et de s’enrichir) et, ce faisant, grâce au commerce et à l’entrepreneuriat, enrichissent la société tout entière. La théorie veut que l’intervention du gouvernement dans l’économique n’est pas nécessaire dans la mesure où la main invisible du marché sait mieux guider l’économie.
[POST2015G]