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Prostituer est-il un droit humain ? 1. Le droit au travail



  • Des analyses féministes divergentes

    - Il en est qui soutiennent que la prostitution est une pratique de résistance et de libération sexuelle de la part des femmes face aux normes sexuelles et aux préceptes moraux traditionnels qui ont servi à les contrôler et à les soumettre.
    - La pensée féministe radicale, au contraire, analyse la prostitution comme une clef de voûte du contrôle patriarcal et de l’assujettissement sexuel des femmes, avec un effet négatif non seulement sur les femmes et les jeunes filles dans la prostitution, mais sur toutes les femmes en tant que groupe, parce que la prostitution confirme et consolide en permanence les définitions patriarcales des femmes dont la fonction première serait d’être au service sexuel des hommes.

    Les deux camps – pour et contre la prostitution – mobilisent la Déclaration des droits de l’Homme, en se référant en particulier au mouvement féministe qui a étendu son cadre d’application à la condition des femmes, tout en contestant et redéfinissant de leur point de vue ses principes généraux.

    1. Le droit au travail

    Les porte-parole du courant pro-prostitution invoquent le droit au travail. Mais, il faut se demander pourquoi ce travail existe en premier lieu et pourquoi une expérience de l’intimité humaine a été transformée en la catégorie de travail sexuel. On nous tient alors ces deux discours : soit la prostitution est un travail comme un autre, à l’instar de dactylo ou serveuse, soit elle remplit un certain nombre de fonctions socialement utiles – éducation sexuelle, thérapie sexuelle, ou prestations de relations sexuelles à des personnes qui sinon en seraient privées, par exemple, les travailleurs immigrés, isolés de leur famille, les hommes handicapés ou âgés. Dans cette perspective, la prostitution est présentée comme un choix professionnel rationnel. On y considère également que tout homme, en toute circonstance et quel qu’en soit le prix, doit pouvoir avoir des relations sexuelles.
    En fait, ce sont les millions d’acheteurs de sexe, bien plus nombreux que les femmes et les jeunes filles qu’ils utilisent, qui non seulement choisissent, mais défendent ardemment leur pratique de la prostitution. Mais leur choix n’est ni examiné ni questionné, il est même balayé par des institutions internationales comme l’Organisation mondiale de la santé. A Genève en 1988, dans un rapport sur le sida, l’OMS a consacré des pages entières aux profils socio-économiques et culturels des femmes dans la prostitution pour signaler, en un paragraphe lapidaire, que « Les clients sont plus nombreux que les pourvoyeuses de services sexuels (…). Les facteurs qui conduisent des personnes à devenir des clients sont largement inconnus ».Le refus généralisé de se consacrer à un examen critique ou de faire porter une responsabilité aux utilisateurs de la prostitution, eux qui constituent de loin le plus important maillon du système "prostitutionnel", n’est rien d’autre qu’une défense tacite des pratiques et du privilège sexuels masculins.
    L’optique du droit au travail soutient de plus que, là ou les options économiques offertes aux femmes sont inadéquates, pauvres, ou franchement mauvaises, la prostitution peut être la meilleure alternative, et qu’en en tout cas, c’est un travail qui ne fait de tort à personne, puisque les deux parties les plus directement concernées s’accordent sur ce qui se passera dans l’échange "prostitutionnel". Là encore, on néglige un fait essentiel : si les femmes subissent fréquemment des violences dans la prostitution, ce n’est pas simplement parce que les lois ne les protègent pas, ou parce que les conditions de travail ne sont pas ce qu’elles devraient être, mais parce que l’usage des femmes par les hommes dans la prostitution et les actes qui y sont accomplis sont la mise en pratique, sur le plan sexuel, d’une culture et d’un système de subordination des femmes. Par conséquent, la violence et la dégradation, même sans passage à l’acte, sont des conditions inhérentes à la sexualité "prostitutionnelle". Car d’une part, la violence est toujours possible et d’autre part, parce que la sexualité par l’entremise de l’argent signifie le pouvoir d’imposer le type d’acte sexuel qui sera pratiqué. Un client à qui une prostituée (ou son épouse d’ailleurs) refuserait un acte sexuel particulier ou un rapport sans préservatif, pourra toujours louer une autre femme qui sera davantage dans le besoin et accèdera à sa demande. C’est donc une autre femme, plus vulnérable, qui en subira les dommages.
    On a dit de la prostitution qu’elle était un crime sans victime car on suppose que les femmes sont consentantes et donc qu’il n’y a pas de mal. Cette façon de voir ne rend nullement compte de la violence que constitue la transgression de l’intimité humaine. Les femmes dans la prostitution ont parlé des moyens recherchés qu’elles emploient pour tenter de préserver une partie de leur vie affective et sexuelle qui leur soit propre et non destinée à l’usage public : refuser l’accès à certaines parties de leur corps ou d’utiliser leurs propres lits, s’inventer une vie fictive, et d’autres moyens encore. Le point de vue selon lequel des intrusions répétées dans le corps et des actes sexuels, tolérés mais non désirés, peuvent être vécues sans préjudice est, pour le moins, douteux. Les survivantes de la prostitution aux Philippines, comme celles de WHISPER (Women Hurt in Systems of Prostitution Engaged in Revolt) aux Etats-Unis ont ressenti « l’acte de prostitution comme des rapports sexuels intrusifs, non désirés, et souvent ouvertement violents à endurer» (Giobbe, p.67).En réalité, le "travail prostitutionnel" consiste fondamentalement à se soumettre aux actes accomplis par les clients ou les pornographes sur le corps de femmes (ou d’enfants).Les femmes ont raconté à maintes reprises leurs stratégies pour en finir rapidement avec le client, car si les femmes ont besoin et veulent l’argent de la prostitution, elles ne veulent pas de la "sexualité prostitutionnelle" qui, en tant que telle, est une forme de « viol rémunéré ».
    Admettre purement et simplement le fait que les femmes n’ont parfois pas de meilleure option professionnelle, c’est renoncer au combat politique pour accroître le pouvoir économique des femmes en dehors de la prostitution et tolérer les activités florissantes et extrêmement lucratives de l’industrie du sexe dont les femmes sont la matière première. Les féministes solidaires des femmes dans la prostitution accomplissent un énorme travail avec et rien que pour ces dernières, lorsque celles-ci sont en situation de prostitution, justement en reconnaissant que la vie sociale et économique est structurée par le capitalisme patriarcal pour ne laisser aux femmes que peu d’options satisfaisantes, et que sortir des systèmes "prostitutionnels" est un processus difficile.
    La seconde optique -— la prostitution comme un travail socialement utile —, présuppose que le besoin sexuel masculin est un besoin biologique qui ne peut être mis en question, semblable aux besoins de nourriture. Cela contredit manifestement le fait avéré que des gens, femmes et hommes confondus, passent de longues périodes de leur vie sans relations sexuelles et cela, sans en arriver à l’issue fatale qu’aurait eu la privation de nourriture ! La vérité est que le capitalisme patriarcal a alimenté une culture de la consommation sexuelle et que le sexe, non seulement est utilisé pour vendre toutes sortes de produits, mais a été lui-même réduit, à coups d’actions promotionnelles, à un produit de marché. Il s’agit d’une entreprise capitaliste foncièrement genrée qui offre le corps des femmes, des jeunes filles, de garçons aussi, à la consommation. Mais il faut reconnaître qu’il y a des concepts sexistes préexistants et socialement construits de la sexualité sur lesquels le capitalisme patriarcal prospère et qui ne sont pas simplement biologiquement déterminés.
    Un certain courant pro-prostitution semble envisager avec plaisir le jour où toutes nos pulsions et autres besoins sexuels impérieux – ceux des femmes comme ceux des hommes–, seront adéquatement « servis » par le sexe commercial. Le seul problème, comme l’a malicieusement relevé Sheila Jeffreys, c’est comment trouver les millions d’hommes et de garçons qui seront d’accord pour se mettre au lit et laisser des femmes les pénétrer avec de multiples objets de toutes sortes, ou se faire photographier dans des positions ridicules ou dégradantes !
    La prostitution est possible, parce qu’existe le pouvoir des hommes comme classe dominante sur les femmes. Les quelques hommes dans la prostitution sont en fait le plus souvent au service d’autres hommes, et même quand ce sont des femmes qui sont leurs clientes, cet échange commercial n’en reflète pas moins encore les inégalités de classe, de race, d’âge ou d’autres rapports de pouvoir entre l’acheteuse et l’acheté. Ce qui est plus important, c’est que la prostitution d’individus hommes n’affaiblit jamais le pouvoir des hommes en tant que classe, tandis que la prostitution des femmes est un résultat direct du statut subordonné des femmes et sert à le perpétuer. Certes, les inégalités de classe et de race notamment, opèrent aussi dans beaucoup d’autres situations de travail et d’emploi. Mais la prostitution est davantage que du « travail », c’est « la réduction la plus systématique et institutionnalisée des femmes à un sexe » (Barry, p.65). Un document, émis par l’ONU en 1992, reconnaît l’impact de la prostitution sur les femmes en tant que classe : « En réduisant les femmes à une marchandise susceptible d’être achetée, vendue, appropriée, échangée ou acquise, la prostitution a affecté les femmes en tant que groupe. Elle a renforcé l’équation établie par la société entre femme et sexe, qui réduisait les femmes à une moindre humanité et contribuait à les maintenir dans un statut de seconde zone partout dans le monde » (Tomasevski, p.134).
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