Afin de commémorer la Journée internationale des travailleurs et travailleuses domestiques, célébrée le 16 juin, l’AWID s’est entretenue avec Sawsan Abdulrahim, Professeure à la Faculté des Sciences de la santé à l’Université américaine de Beyrouth pour en savoir davantage sur les enjeux et les défis de la syndicalisation des travailleuses et travailleurs domestiques au Liban.
Par Mégane Ghorbani
Il existe au moins 300 000 travailleurs-euses domestiques au Liban, dont la plupart sont des femmes migrantes qui viennent de l’Ethiopie, du Sri Lanka, du Bangladesh et des Philippines[1]. Celles-ci sont confrontées à de nombreux abus de droits humains au sein d’un environnement qui ne leur offre aucune protection. Plus de 300 travailleurs-euses domestiques, originaires de divers pays, se sont réuni-e-s en janvier 2015 pour constituer un syndicat qui permette de lutter contre ces exactions. Ce nouveau syndicat, soutenu par la Fédération nationale des syndicats, des ouvriers et des employés au Liban (FENASOL), constitue une première dans la région. Mais six mois après une requête formelle déposée auprès du Ministère du Travail libanais, le syndicat des travailleuses et travailleurs domestiques ne dispose toujours pas de reconnaissance légale. Malgré les défis, divers acteurs et actrices cherchent à consolider ce mouvement afin d’offrir une protection et des droits pour tou-te-s les travailleurs-euses domestiques.
Un environnement juridique et social discriminatoire
Dans son article 7, le Code du travail libanais, établi en 1946, exclut entre autres les travailleurs-euses domestiques des dispositions et des protections légales liées au droit du travail. L’interprétation de ce Code empêche donc les travailleurs-euses domestiques d’adhérer à un syndicat et l’article 92 mentionne que d’une manière générale, les travailleurs et travailleuses étrangers n’ont pas le droit d’élire ou d’être éligibles dans un syndicat.
Les travailleuses migrantes domestiques, qui constituent la majeure part des travaileurs-euses domestiques, sont en plus confrontées à d’autres discriminations sur le plan juridique. Le système de la Kafala (tutelle), appliqué au Liban et dans les monarchies du Golfe, rattache la travailleuse étrangère domestique à un employeur spécifique et la travailleuse entre dans une situation d’illégalité si elle quitte son employeur, ce qui renforce la vulnérabilité de ses conditions de travail. Ce système permet notamment aux employeurs de restreindre la liberté de mouvement de la travailleuse, passant par la confiscation du passeport et l’isolement à domicile, et conduit donc à une appropriation de la travailleuse par l’employeur. De plus, une circulaire appuyée par le Ministère de la justice a récemment été communiquée aux notaires afin d’inclure une nouvelle clause dans la lettre d’engagement des employeurs qui accompagne le contrat. La clause stipule que l’employeur doit empêcher toute relation amoureuse ou mariage de la travailleuse domestique au Liban. Cela souligne à nouveau comment l’employeur peut – et à l’obligation de – s’approprier l’existence de la travailleuse dans tous les aspects de sa vie.
Comme l’explique Sawsan Abdulrahim, « le système de la Kafala signifie que les travailleuses migrantes domestiques se trouvent en dehors de la protection des lois nationales du travail. Puisque la majorité écrasante des travailleuses domestiques vivent au domicile de l’employeur (même si la Kafala ne mentionne pas cela comme condition), il existe un plus grand niveau de risque d’exclusion sociale. Si des abus ont lieu, ils seront généralement maintenus dans la sphère privée, ce qui met en difficulté les travailleuses domestiques pour se retirer de conditions de travail abusives. Cela est d’autant plus accentué si/lorsque la travailleuse est interdite de socialiser avec d’autres travailleuses ou lorsqu’elle n’a pas la permission de quitter le domicile de l’employeur toute seule. »
Sur le plan international, bien que le Liban ait ratifié le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels qui reconnait « le droit qu’a toute personne de jouir de conditions de travail justes et favorables », le pays n’a pas encore ratifié la convention n°189 de l’Organisation Internationale du Travail (OIT) sur le travail décent des travailleurs et travailleuses domestiques qui garantit entre autres le droit à la liberté d’association ainsi que des protections en termes de droits du travail pour cette catégorie spécifique de travailleurs-euses.
Dans ce contexte d’absence de protection, les travailleuses migrantes domestiques sont alors vulnérables à de multiples abus, qui peuvent parfois même conduire à leur mort. En 2008, Human Rights Watch rapportait au moins un décès par semaine de travailleurs-euses migrantes domestiques et lorsque des enquêtes ont eu lieu, celles-ci négligeaient souvent la responsabilité de l’employeur dans ces décès. Les violations auxquelles sont confrontées ces travailleuses sont variées, allant de l’isolement forcé aux agressions sexuelles en passant par la surcharge de travail imposée, le harcèlement psychologique, l’absence de période de repos et le manque de rétribution de base.
Dans certains cas, les agences de recrutement des travailleuses domestiques s’adonnent même à des pratiques de traite des migrant-e-s, notamment depuis des pays qui ont interdit l’émigration vers le Liban. Sawsan Abdulrahim donne à ce titre un exemple, « il existe un réseau d’agents de recrutements qui facilite la circulation de femmes depuis l’Ethiopie à travers un autre pays vers le Liban. L’employeur paie souvent plus de frais de recrutement dans ce cas et la travailleuse éprouve plus de souffrances. Une autre pratique courante au Liban consiste à ce que les agents demandent que l’employeur leur paie le salaire pour les trois premiers mois et non pas à la travailleuse. Les employeurs consentent dans la plupart des cas et on leur dit que la travailleuse était informée de cela avant de quitter son pays d’origine. » Un rapport de l’OIT sur la traite des personnes au Moyen-Orient révèle divers processus de traite des personnes dans le cadre du travail forcé des travailleurs domestiques, dont la tromperie vis-à-vis de la travailleuse migrante au moment du recrutement sur ses conditions de vie et de travail à l’arrivée, et la tromperie sur le type de travail qui sera effectué à l’arrivée. Dans tous les cas, la travailleuse migrante se trouve à l’arrivée dans une situation d’impossibilité de partir.
Au niveau de la société, l’oppression des travailleuses domestiques migrantes est basée sur le genre, la race et la classe. Sawsan Abdulrahim explique notamment que le travail domestique, perçu comme un travail dévalué relatif aux femmes au sein de la société libanaise, a été en plus racisé[2] au fil des ans, d’où la faible proportion de libanaises parmi les travailleuses-eurs domestiques. « Dans ce cas, les femmes qui ont les moyens engagent d’autres femmes pour entreprendre ce travail dévalué et les femmes sont racisées sur la base de leur pays d’origine, leur couleur de peau, leur langue, etc. Ces travailleuses domestiques manquent donc de protection car elles sont migrantes dans un contexte où les protections ne sont offertes qu’aux nationaux. » A ce titre, d’après un article écrit par Rita Bassil dans le magazine ORIENT XXI, « La violence que les femmes employeuses font subir à leurs employées égale en puissance celles qu’exercent les hommes sur leurs femmes au Liban. ». Les travailleuses seraient en plus confrontées dans la société toute entière à des clichés racistes qui, par exemple, les considèrent comme étant « sales » et les interdissent d’accès aux piscines et aux plages privées par peur « qu’elles ne salissent l’eau ».
La volonté de s’unir malgré les défis
La formation d’un syndicat des travailleuses et travailleurs domestiques fin janvier, unissant des Libanais-es et des étrangers-ères, pour offrir une écoute aux travailleurs-euses, revendiquer leurs droits à la protection et agir auprès des autorités en faveur des réformes nécessaires à entreprendre, a suscité un vrai élan d’espoir pour ces travailleuses puisque liant le combat pour les droits des femmes à celui des employées de maison, au-delà des nationalités.
En même temps, divers défis ont rendu difficiles la création de ce mouvement. La réception de cette annonce a notamment été critiquée, d’un point de vue stratégique, par certain-e-s personnes qui se référaient aux dispositions légales qui empêchent les étrangers-ères de se joindre aux syndicats. Sawsan Abdulrahim précise que ces personnes « ont au contraire affirmé que les ONG devraient travailler sur l’organisation des femmes au niveau de la base avant de parvenir à un grand plan de syndicat ». Au niveau gouvernemental, suite à la demande de formation de ce syndicat auprès du Ministère du Travail déposée il y a six mois, la requête n’a toujours pas été prise en compte et ce syndicat reste considéré comme illégal. Cette marginalisation aurait notamment démoralisé l’activisme pour la protection des droits des travailleurs-euses domestiques, confie Sawsan Abdulrahim.
Les espoirs pour la création de syndicat restent également freinés par des difficultés liées à l’organisation du mouvement, car les travailleurs-euses qui travaillent dans une sphère privée peuvent facilement être empêché-e-s par leurs employeurs de participer aux efforts d’organisation. Sawsan Abdulrahim ajoute que « l’autre obstacle à ce travaille réside dans la fragilité du mouvement féministe au Liban en général. Les droits des travailleurs-euses domestiques devraient figurer dans le cadre large des droits des femmes, à la fois citoyennes et non-citoyennes. Le Liban a relativement une bonne histoire quant à l’organisation en association en général mais le défi réside dans la perception sur les travailleurs-euses domestiques, qui en tant qu’étrangers-ères ne mériteraient pas les mêmes droits que les citoyen-ne-s… Il y a également une perspective culturelle selon laquelle les travailleurs-euses migrant-e-s ont accepté de venir au Liban pour travailler quelques années pour gagner de l’argent et doivent se consacrer seulement à cette cause ; cette socialisation et cette organisation en mouvement ne devraient donc pas faire partie de leurs activités durant ce temps. Cela reflète bien entendu une idée fausse car en raison des très bas salaires, la plupart des travailleurs-euses migrant-e-s, si ce n’est tou-te-s, ne peuvent réellement acquérir le montant de l’argent nécessaire en deux ou trois ans pour rentrer dans leur pays et ouvrir un commerce ou construire une maison. Beaucoup de migrantes vivent au Liban depuis plus de dix ans et continuent à y travailler pour survivre. »
Confrontées à ces difficultés, une partie de la société civile continue pourtant de se mobiliser en faveur des droits humains pour ces travailleurs-euses domestiques. « Malgré l’environnement politique défavorable au Liban, il existe une société civile forte et critique vis-à-vis du gouvernement. Certaines organisations telles que Kafa, Insan et Migrants Worker’s Rights effectuent ainsi un plaidoyer qui s’appuie sur le droit international pour améliorer les conditions des travailleurs-euses migrant-e-s » conclut Sawsan Abdulrahim.
Depuis 2013, le hashtag #StopKafala, rendu viral à l’occasion de la campagne lancée par le Migrant Workers Task Force (MWTF) en 2014, est régulièrement repris sur les réseaux sociaux pour dénoncer ce système de dépendance et les abus de droits des migrant-e-s qui y sont liés, que ce soit au Liban ou dans les monarchies du Golfe qui appliquent cette pratique. Le syndicat de travailleuses et travailleurs domestiques poursuit quant à lui sa mobilisation, en témoigne sa participation aux manifestations liées à la Fête du travail le 3 mai dernier à Beyrouth.
[1] Une petite proportion de ces personnes sont libanaises, palestiniennes et syriennes.
[2] C’est-à-dire perçu comme relatif à l’appartenance de race.
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