El Niño change de visage. Ce perturbateur climatique prend de plus en souvent la forme d'une variante appelée Modoki, " semblable mais différent " en japonais. Le coeur du phénomène se déplace alors de l'est du Pacifique tropical vers le centre du bassin océanique. De nouveaux travaux de chercheurs de l'IRD et de leurs partenaires du laboratoire Legos(1) décrivent Modoki sur le plan biologique en zone équatoriale. Un tel épisode appauvrit en phytoplancton la partie centrale du Pacifique : les images satellitaires analysées de 1997 à 2010 révèlent des eaux beaucoup moins vertes lors des événements de 2002 à 2007 et 2009-2010. Cette couleur traduit la teneur réduite en algues marines en surface, synonyme d'une faible activité biologique.
Une autre étude avec des chercheurs péruviens(2) et du laboratoire Locean(3) révèle que Modoki, à l'inverse de son grand cousin, pourrait favoriser l'upwelling(4) le long de la côte sud-américaine. Une simulation océanique haute résolution, confrontée aux données satellites et historiques de l'Imarpe(5), indique un renforcement de cette remontée d'eaux froides et chargées en éléments nutritifs au cours des récents épisodes. L'augmentation annoncée de la fréquence de Modoki(6) pourrait ainsi influencer les pêches dans la zone.
Prenant naissance tous les deux à sept ans dans le Pacifique équatorial, El Niño sème le désordre sur l'ensemble du globe et dans l'économie mondiale. Mais, depuis dix ans, il change de visage. Il revêt de plus en plus souvent des allures de Modoki, " semblable mais différent " en japonais, comme l'a baptisé l'équipe nippone qui a découvert ce cousin moins tumultueux qui provoque des sécheresses en Inde ou en Australie. De récents travaux ont décrit les manifestations physiques de cette variante d'El Niño, avec un déplacement du coeur du phénomène de l'est vers le centre du bassin Pacifique. Restait à examiner ses impacts sur la biologie marine et son influence probable sur les pêches. Pour ce faire, des chercheurs de l'IRD et leurs partenaires des laboratoires Legos(1) et Locean(3) ont étudié ses conséquences sur les tous premiers maillons de la chaîne alimentaire.
Moins de vie aquatique au centre du Pacifique
De façon analogue aux mécanismes physiques, les épisodes de type Modoki consistent d'un point de vue biologique en un déplacement des manifestations du phénomène. On n'assiste plus en effet, comme lors d'un El Niño classique, à un appauvrissement des eaux en phytoplancton de manière très étalée vers l'est du Pacifique, mais de façon plus localisée dans la partie centrale du bassin.
Les océanographes ont observé la couleur du Pacifique grâce aux images satellitaires " couleur de l'eau " de 1997 à 2010. La couleur bleue ou verte de l'océan contemplée depuis l'espace reflète en effet les variations de la concentration en chlorophylle de surface. Lors des événements Modoki survenus en 2002-2003, 2004-2005, 2006-2007 et 2009-2010, les scientifiques ont ainsi observé au centre du bassin Pacifique de faibles teneurs en chlorophylle, inférieures à 0,1 mg par m3. Ce pigment vert permet aux végétaux, et notamment aux algues marines, d'effectuer la photosynthèse. Sa concentration constitue donc un indicateur de la biomasse en phytoplancton à la surface de l'océan. Les valeurs observées dans la partie centrale du bassin au cours des récents El Niño Modoki traduisent alors la pauvreté des eaux en éléments nutritifs nécessaires au développement végétal et donc à la vie marine.
Quand El Niño se mêle de la météo
En temps " normal " au-dessus du Pacifique, les vents alizés soufflent fortement d'est en ouest. Ils accumulent et confinent ainsi dans la partie occidentale de l'océan les eaux chaudes et pauvres de surface qui constituent la " warm pool ". Ce gigantesque réservoir d'eau chaude de plus de 28°C alimente les flux de chaleur et d'humidité de la majeure partie de l'atmosphère terrestre, telle la " pompe à chaleur " de la planète. Lorsque se déclenche un épisode El Niño classique, les alizés faiblissent brutalement et le phénomène d'upwelling(4) qui est induit le long de l'équateur par la force de Coriolis ralentit. L'immense réservoir se répand alors dans le Pacifique vers l'est et les eaux s'appauvrissent.
En revanche, quand vient le tour de Modoki, les alizés faiblissent peu. On observe alors un ralentissement moindre de l'upwelling équatorial et un blocage des eaux de la " warm pool " dans le bassin central, ce qui explique un appauvrissement beaucoup plus localisé dans le centre de l'océan.
Des eaux plus froides et plus riches à l'est
Une autre étude récente, réalisée en partenariat avec des chercheurs péruviens(2), vient de montrer que les événements de type Modoki pourraient favoriser le phénomène d'upwelling qui se produit cette fois le long des côtes sud-américaines.
Au cours de ces travaux, l'équipe de recherche s'est intéressée à la température de surface de l'océan, toujours observée depuis l'espace et simulée à partir d'un modèle océanique haute-résolution. Pour ce faire, les scientifiques ont analysé les images satellite au large du Pérou depuis 1981 et une simulation haute résolution depuis 1958. Ils montrent ainsi un refroidissement des eaux à proximité des côtes péruviennes, traduisant un renforcement de l'upwelling, lié à l'augmentation de la fréquence des événements Modoki. Cette remontée d'eaux profondes froides et chargées en éléments nutritifs favorise la productivité des eaux dans la région. La nouvelle facette d'El Niño pourrait donc avoir un effet sur la ressource halieutique au large de l'Amérique du Sud.
D'abord perçu par les scientifiques comme un phénomène nouveau, Modoki est apparu au fil des recherches comme une variante d'El Niño. En effet, Modoki n'est pas récent. Les chercheurs ont retrouvé sa trace dans des enregistrements climatiques au cours des 120 dernières années(6). Mais, si le lien avec le changement climatique n'est pas fermement établi, sa fréquence pourrait être multipliée par cinq à l'horizon 2050(6). Les épisodes classiques majeurs de 1982-1983 et 1997-1998 ont fait chuter les stocks des poissons notamment péruviens. Qu'en sera-t-il de Modoki ? Avec quelle ampleur il influencera les pêches reste désormais à déterminer.
Rédaction - Dic, Gaëlle Courcoux
Notes
(1) Laboratoire d'études en géophysique et océanographie spatiales (UMR IRD / CNES / CNRS / UPS Toulouse 3)
(2) du LMI Discoh (Imarpe, IGP et Senamhi)
(3) Laboratoire d'océanographie et du climat : expérimentations et approches numériques (UMR IRD / CNRS / MNHN / UPMC Paris 6)
(4) Un upwelling est une zone de remontée d'eaux plus froides et riches en éléments nutritifs vers la surface. Le long de l'équateur, du fait de la force de Coriolis, les masses d'eaux entraînées par les alizés sont repoussées vers les pôles et remplacées par des eaux profondes.
(5) Instituto del Mar del Perú
(6) Nature, 2009, 461 (7263), p. 511-514. fdi:010048207
Pour en savoir plus:
Contacts :
Marie-Hélène Radenac, chercheure à l'IRD
Tél. : 33 (0)5 61 33 30 00
marie-helene.radenac@ird.fr
Thierry Delcroix, chercheur à l'IRD
thierry.delcroix@ird.fr
Boris Dewitte, chercheur à l'IRD
Tél. : 33 (0)5 61 33 30 05
boris.dewitte@ird.fr
UMR Legos (IRD / CNES / CNRS / Université Paul Sabatier - Toulouse 3)
Adresse
Legos
14, avenue Édouard-Belin
31400 Toulouse cedex 9
Références :
Radenac Marie-Hélène, Léger F., Singh Awnesh and Delcroix Thierry, Sea surface chlorophyll signature in the tropical Pacific during eastern and central Pacific ENSO events, Journal of Geophysical Research, 2012,117, C04007. fdi:010055078.
Dewitte Boris, Vasquez-Cuervo J., Goubanova K., Illig Séréna, Takahashi K., Cambon Gildas, Purca S., Correa D., Gutierrez D., Sifeddine Abdel and Ortlieb Luc: Change in El Niño flavours in 1958-2008: Implications for long term upwelling trend off Peru. Deep Sea Research, 2012, in press. http://dx.doi.org/10.1016/j.dsr2.2012.04.011
Mots clés :
El Niño Modoki, Pacifique équatorial, phytoplancton, pêche
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