Par Marie-Dominique de Suremain, Enda Europe
Aujourd'hui en Afrique de l'Ouest, les femmes cherchent de plus en plus à gagner de l'argent, non seulement par des " activités génératrices de revenus ", c'est-à-dire des emplois informels, partiels, de subsistance, mais également en structurant des filières et en se professionnalisant. Depuis Esther Boserup, on sait que les femmes produisent l'essentiel de l'alimentation dans les familles rurales, deviennent " soutien de famille " et développent des activités en transformant les aliments ou objets de consommation courante qu'elles produisaient autrefois au niveau domestique dans le cadre d'une économie non monétarisée.
Certains produits forestiers (le karité par exemple) sont devenus l'objet d'une exploitation et d'une commercialisation formelle, souvent destinée à l'exportation. Les femmes développent alors des organisations d'économie sociale et solidaire pour conserver le contrôle d'une partie au moins de ces marchés.
Et même si leurs revenus restent modestes ou irréguliers, ils sont devenus essentiels pour payer la scolarisation des enfants, les soins de santé, l'eau potable ou les déplacements. L'organisation sociale de l'agriculture familiale ou des familles pauvres évoluent donc rapidement au rythme des transformations économiques globales. L'éducation des enfants elle-même change, non seulement avec la scolarisation, mais aussi parce que les femmes ayant une activité économique ont besoin de structures relais pour la petite enfance.
Cette Afrique en pleine évolution est soumise à son tour au stress des crises économiques et du changement climatique. Mais elle n'a pas que des vulnérabilités, elle a également des atouts. Mettre le focus sur des projets qui stimulent les capacités transformatrices de femmes et d'hommes disposés à changer les inégalités femmes/hommes, permet d'imaginer de nouvelles stratégies de résilience sociale.
Un programme innovant en consortium
De 2009 à 2012, un programme du ministère français des Affaires étrangères et européennes, intitulé " Genre et développement économique : soutien aux femmes actrices du développement ", a réuni 12 ONG françaises et une quarantaine de partenaires dans six pays d'Afrique de l'Ouest, suite à plusieurs années de plaidoyer[1]. Deux consortiums se sont structurés autour de filières agroalimentaires et d'activités artisanales, joignant des expertises techniques, économiques, et sur le genre[2]. Les formations techniques, en gestion, ou sur la commercialisation se sont combinées avec actions visant l'autonomisation des femmes, le développement personnel, le renforcement des organisations et le plaidoyer autour des droits des femmes et leur participation aux décisions économiques et familiales.
L'accompagnement s'est organisé selon un processus de recherche-action, afin de favoriser la déconstruction de stéréotypes, le questionnement des réalités vécues, et la construction de données nouvelles (témoignages, histoires de vie et analyses) comme supports du changement social et politique à trois niveaux :
· Micro : dans les groupements productifs, féminins et mixtes et les familles,
· Meso : dans la formation des équipes de terrain, instances dirigeantes des ONG,
· Macro : dans les espaces de décision tels que les autorités locales, les organisations professionnelles, auprès des ministères ou lors d'évènements internationaux.
Le renforcement des activités économiques des femmes est devenu ainsi un levier de la lutte pour une justice sociale et plus d'égalité entre hommes et femmes. Activer ce levier modifie la répartition des rôles sociaux entre les hommes et les femmes, depuis leurs contributions respectives à l'économie familiale, jusqu'au fonctionnement du marché du travail, des filières et différents secteurs économiques. Pour l'activer sans aggraver les inégalités, les femmes doivent pouvoir agir plus librement, comme actrices économiques, en fonction de leurs intérêts immédiats, base de la défense de leurs intérêts stratégiques.
Visibilité/invisibilité du travail des femmes
Les projets se sont ancrés sur des activités informelles de production ou de transformation, exercées à domicile, mais aussi autour d'unités économiques sociales et solidaires, comme des groupements d'intérêt économique et des coopératives. Quelle que soit leur taille, ces activités font aussi partie de filières qui jouent un rôle macro-économique dans la sécurité, voire dans la souveraineté alimentaire. Le rôle nourricier des femmes rurales africaines dans la production vivrière s'étend aujourd'hui aux villes par la transformation agro-alimentaire et la vente d'aliments à très bas coût. Parfois même, sous l'effet des crises économiques, les familles à bas revenus sont obligées d'acquérir dans la rue des bouillies préparées en grande quantité, qui leur reviennent à un coût unitaire inférieur au repas traditionnel préparé à domicile par la mère de famille.
Du côté des femmes productrices, les activités génératrices de revenus monétaires, n'entrainent pas automatiquement de gain substantiel pour l'autonomie des femmes, car leur seule reconnaissance peut représenter un problème : à l'échelle familiale, le fort cloisonnement des responsabilités des hommes et des femmes, peut faire que la prise en charge des dépenses par les femmes, comme la scolarisation des enfants, l'eau potable, les cérémonies, la santé, puisse rester invisible aux yeux du voisinage ou de la famille, afin de ne pas diminuer l'autorité du mari, et par là même l'ordre familial et social. Parfois même, au nom du " partage des responsabilités ", des maris transfèrent sur leur épouse (ou leurs épouses) des dépenses, sans assumer parallèlement un partage des tâches domestiques. La polygamie dans ce contexte peut devenir une stratégie de certains hommes confrontés au chômage ou à la précarisation, afin de répartir les charges économiques (et pas seulement domestiques) entre plusieurs femmes. La charge des femmes en ce cas ne fait qu'augmenter avec le travail rémunéré.
Dans les projets, cette question a été travaillée à deux niveaux : le premier objectif était que les femmes gagnent, à leur propres yeux d'abord, davantage d'estime de soi : des récits de vie, et l'établissement de budgets-temps ont mis en évidence leur courage, leurs initiatives et leur surcharge en comparaison avec les hommes de leur entourage. En gagnant un revenu, la plupart des femmes manifestent qu'elles ont gagné une fierté personnelle, une moindre dépendance, un moindre contrôle sur leurs déplacements, mais toutes n'obtiennent pas une reconnaissance sociale, ou une autorité autour des décisions familiales centrales.
Ce deuxième niveau a été abordé à travers le renforcement des organisations, un plaidoyer auprès des autorités locales et des ateliers avec les maris ou les hommes des fédérations paysannes mixtes[3].
Ainsi a-t-on pu observer toute une gamme de changements et de situations. A l'échelle familiale, la première conquête est l'acceptation par le mari que sa femme puisse travailler de façon rémunérée, dans ou hors du domicile. Cette acceptation se manifeste par la non perturbation de ses activités, l'acception de ses déplacements, puis cette situation évolue vers un encouragement et la reconnaissance de ses apports, la réalisation d'actions de soutien, voire dans quelques cas la prise en charge, au moins ponctuelle, de tâches ménagères. Certains hommes ont même déclaré assumer avec plaisir et depuis longtemps des tâches éducatives, et le faire aux yeux de tous, sans crainte des ragots ou des moqueries de l'entourage.
Au niveau social, ont été obtenues des déclarations publiques de reconnaissance de la valeur des activités économiques des femmes par la communauté villageoise, par un président d'organisation paysanne nationale, ou par une municipalité. Dans certains contextes comme dans les Niayes au Sénégal[4], le soutien aux activités économique s'est doublé d'une campagne pour l'élection de davantage de femmes dans les conseils ruraux de Diender et Keur Moussa.
Au niveau macro, le plaidoyer a touché des espaces nationaux et internationaux : notamment durant le Forum social mondial de Dakar en février 2011, et dans des instances de concertation sur la sécurité et souveraineté alimentaire comme le CILSS[5].
Quel travail rémunéré pour les femmes africaines ?
L'accès au micro-crédit, fréquemment cité comme principal outil de renforcement économique, n'est donc pas le seul outil de renforcement des activités économiques des femmes. La résilience aux crises et la construction d'une plus grande égalité entre hommes et femmes repose également sur d'autres leviers :
· l'accès à des métiers traditionnellement considérés comme masculins. L'analyse " genrée " des filières a montré que les femmes étaient souvent cantonnées aux tâches moins bien rémunérées : cela a été le cas de femmes éleveuses de porcs au nord du Togo, dans un projet mené par AVSF : les femmes dépendaient des hommes de leur entourage (maris et charcutiers) pour le commerce et le débitage de la viande, créneaux mieux rémunérés que l'élevage. Elles se sont donc attelées à changer le tabou et à apprendre à mener elles-mêmes ces opérations. Dans d'autres projets appuyés par AVSF et Enda Pronat au Sénégal, par Tech Dev au Burkina Faso ou Asfodevh dans plusieurs pays, les femmes ont appris à opérer des machines (décortiqueuses, emballeuses, presses) habituellement manipulées par des hommes. Elles ont également identifié d'autres métiers pour lesquels elles pourraient se former, autour de la maintenance de machines ou la construction d'enclos.
· Les projets se sont également attelés à améliorer l'accès des femmes à des outils. Certains ont dû être corrigés afin de les adapter ergonomiquement aux femmes comme dans un projet de production de savons à partir de karité mené par le Gret au Burkina Faso.
· L'étude des pratiques organisationnelles des femmes dans les organisations mixtes et non mixtes, ont fait apparaitre que l'appartenance à une organisation est un facteur de formation et de gain d'autonomie (Enda Pronat, Sénégal). La mixité n'est cependant pas absente et peut prendre plusieurs visages : la mixité par " nécessité " quand les femmes n'ont pas été formées pour occuper certaines fonctions techniques ou commerciales et qu'elles incluent des hommes dans leurs organisations pour pallier ce manque. Des débats animés ont unanimement reconnus que les organisations féminines peuvent être manipulées ou même dépouillées de leurs revenus, quand certains hommes y font de l'entrisme par opportunisme. D'autres ont évoqué la " mixité par stratégie ", quand il s'agit de gagner des hommes comme alliés et de valoriser le décloisonnement des espaces masculins et féminins, comme on peut promouvoir la mixité de l'école. Cette mixité, a priori souhaitable, comme dans les organisations paysannes mixtes, doit être analysée dans le temps : dans certains cas les femmes ont été pionnières de l'activité productive, restent majoritaires à la base, mais sont devenues minoritaires dans les instances nationales au fur et à mesure de la consolidation de l'organisation (exemple : la Fédération Nationale des producteurs Bio du Sénégal). Des organisations paysannes, constituées à plus de 90% de femmes, ont cependant conservé un nom au masculin (Fédération d'éleveurs de volailles en Casamance au Sénégal). En ce cas, féminiser le nom devient un enjeu de reconnaissance importante pour les femmes, montrant qu'elles ont la capacité à exercer tous les métiers de la filière, indépendamment du fait qu'elles aient admis quelques hommes en leur sein.
· L'accès au foncier reste une question transversale, en milieu rural comme en milieu urbain. En milieu rural, bien que les femmes n'aient pas accès à la terre et que le droit foncier superpose des droits " modernes ", individuels ou collectifs, des pratiques traditionnelles et des normes religieuses, des terres sont allouées aux femmes agricultrices, plus souvent par l'intermédiaire de groupements qu'au niveau familial ou individuel. Ces lopins restent de petite taille, et les outils pour les travailler ne sont pas toujours accessibles à temps. En milieu urbain, les femmes souhaitent ne plus travailler à domicile afin d'éviter les tensions familiales autour d'espaces réduits. Leurs aspirations rejoignent celles des vendeuses ou transformatrices de rue, qui luttent pour obtenir des espaces réservés et sécurisés.
· La question de la conquête des marchés ouest-africain - national et international - et des filières industrielles nationales basées sur des unités de transformation de produits locaux de qualité (notamment des produits " bios ") a été fortement soulignée pour construire la souveraineté alimentaire et faire reculer les importations de céréales, cosmétiques, savons (Afrique Verte, Gret au Burkina Faso). Les femmes qui veulent promouvoir leurs produits au-delà des frontières, sont confrontées comme tous les petits producteurs et commerçants aux tracasseries douanières ou plutôt " routières ", car malgré la suppression des taxes douanières dans l'espace de la CEDAO, la corruption persiste et les femmes subissent de fortes pressions. Elles sont plus souvent victimes de racket voire de harcèlement sexuel que les hommes commerçants, notamment parce qu'elles disposent aussi de moins d'argent ou sont moins disposées à payer pour franchir les obstacles.
Quelle rentabilité pour les activités des femmes ?
La " rentabilité sociale " des projets visant à une plus grande égalité entre les femmes et les hommes se mesure à l'investissement sur les droits, les formations, la formation à la prise de parole, le plaidoyer, les gains d'autonomie au quotidien, la reconnaissance du travail rémunéré. Il s'agit de bénéfices non monétaires, qui sont la condition de l'accès à une " rentabilité économique " et au recul de la " féminisation de la pauvreté ".
Consolider des filières nationales de transformation agro-alimentaire fondées sur de petites unités et employant des femmes à des tâches qualifiées doit leur permettre de participer à la modernisation sans être dépossédées de leurs savoirs. Développer des stratégies de réappropriation quand les femmes sont écartées des emplois mieux rémunérés, équilibrer les emplois qualifiés au profit des hommes et des femmes, viser une plus grande équité dans les rémunérations, doter les femmes d'outils et les professionnaliser, tels sont les défis d'une économie durable, équitable et soutenable.
[1] A travers la Commission Genre de Coordination Sud, à laquelle participe le Réseau Genre en action, des concertations ont abouti fin 2007 à l'approbation par la France d'un Document d'Orientation Stratégique (DOS), sur " genre et développement ".
[2] Consortium Tchiwara : Enda Europe, Agronomes et Vétérinaires sans Frontières, Afrique Verte, Asfodevh, Gret, Tech-Dev. Consortium Aglaé : la Guilde du Raid, Aster International, Equilibres & Populations, Adéquations, Terres des Hommes et Ethnik. Pays concernés : Sénégal, Mali, Burkina Faso, Togo, Bénin, Niger.
[3] Filière Karité au Burkina Faso, bourses aux céréales Mali-Niger-Burkina Faso, Plaidoyer auprès des Communautés Rurales ou des autorités villageoises au Sénégal, Togo, Burkina Faso.
[4] Projet soutenu par Enda Pronat.
[5] Exposé de la présidente du réseau Burkinabé des transformatrices de céréales appuyées par Afrique Verte, auprès du CILSS, Comité Interétatique de Lutte contre la désertification et pour la Sécurité Alimentaire .
Projet Genre et économie. Au croisement de deux tensions : sociale/économique, et micro/macro. L?expérience: « genre et développement économique : soutien aux femmes actrices du développement » (990 hits)
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