Loin des affres d'une financiarisation devenue à elle-même sa propre fin, l'Économie dite sociale et solidaire a le vent en poupe. Un peu mieux connue, législativement reconnue, l'ESS signe le retour en force des " valeurs " dans l'économie.
L'économie autrement
L'Économie sociale et solidaire (ESS) est un pan de notre économie dont l'ampleur peine à être pleinement mesurée. Peut-être justement parce que l'ESS, c'est d'une part " l'économie humaine ", mais c'est aussi la solidarité traduite en actes et en projets. Et on serait bien en peine de fournir des " indicateurs de niveaux de solidarité ". L'ESS ne se mesure pas vraiment par ce qu'il n'y pas d'unités pour l'utilité sociale : comment mesure-t-on le bonheur ou le bien-être ?
" La finalité des acteurs de l'ESS est l'utilité sociale qui se manifeste par exemple, dans l'éthique mutualiste, à travers la notion de maximisation du service rendu. Il est des domaines professionnels, tels la santé, qui ne doivent pas faire l'économie du bon sens : les enjeux y sont humains, pas financiers ", explique Bertrand Da Ros, le directeur général de la Mutuelle SMI. Se dirige-t-on pour autant vers un modèle économique au sein duquel l'entrepreneuriat social supplantera une représentation sociale du succès trop répandue, celle très réductrice de l'enrichissement personnel ? Il va de soi que la notion de gestion désintéressée a de quoi déstabiliser dans un système économique qui fait la part belle, lorsqu'il s'agit de mesurer le degré de développement d'un territoire, aux indicateurs purement comptables comme le PIB.
Notre vision comptable de la prospérité semble être en prise avec certaines réalités, comme en témoigne le rapport de la Commission Stiglitz de 2009, contestant l'incapacité chronique de nos indicateurs à mesurer le progrès social. Le Bhoutan, pour sa part, est allé jusqu'à se doter d'un indicateur original - le " Bonheur National Brut " ! - qui intègre diverses considérations telles que la croissance économique, certes, mais aussi la bonne gouvernance, l'utilisation durable des ressources ou encore la préservation de la culture et des traditions.
Le poids de l'économie sociale en France : un premier instrument de mesure
Reste-t-il concrètement à évaluer la part de l'ESS dans l'économie française, et il faut l'admettre, sa création de richesses demeure l'un des meilleurs aperçus instantanés de son importance. Ainsi, en France, l'ESS représente 10,3 % de l'emploi, plus de 2 millions de salariés, plus de 220 000 établissements employeurs, pour un total de près de 60 milliards d'euros de salaires bruts versés par an. S'il faut donner un ordre d'idée, c'est bien plus que les 46 milliards d'euros d'intérêts de la dette, que la France a dû rembourser en 2013. L'ESS par ailleurs constitue un début de réponse à cette question essentielle : " n'y a-t-il pas une autre croissance qui repose davantage sur des initiatives locales et qui réponde à des besoins de proximité ? ", posée par Claude Alphandéry, président du Labo de l'ESS.
Changements de modèle contre idées reçues
Les défauts de notre société sont nombreux et bien connus : consumériste, individualiste, affairiste... L'ESS ne se pose pas pour autant en mouvement révolutionnaire ou contestataire. Ce n'est pas non plus une économie parallèle, échappant à la logique de viabilité économique : ce n'est pas parce qu'elles prônent une lucrativité limitée que les entreprises de l'ESS survivent grâce aux dons. L'ESS, au contraire, propose simplement un modèle économique mettant de côté la stricte performance financière pour placer au centre de ses préoccupations l'être humain : l'économie au service de l'homme, et non l'inverse. " Il s'agit de contrecarrer la marche du monde par des initiatives positives et des actions économiques ", résume Philippe Chibani Jacquot, co-auteur du Guide de l'entrepreneur social avec Thibault Lescuyer.
Dans l'imaginaire collectif, l'ESS s'est longtemps réduite aux associations de quartier et à quelques initiatives citoyennes, quand ce n'est pas aux utopies prônant autarcie et autogestion. Les idées reçus en la matière sont nombreuses : forcément écologiques, locales, sans idée de profit, subventionnées... Les sociétés appartenant à l'ESS seraient nécessairement précaires et vouées à disparaître à court terme. Or, il n'en est rien : " L'économie solidaire n'est pas une économie destinée aux pauvres. Sa force réside dans sa capacité à porter des innovations sociales qui créent du lien social ", martèle Elena Lasida, responsable du master Économie solidaire et logiques du marché à l'institut catholique de Paris. Nombre de grandes enseignes, connues des Français depuis des années appartiennent à l'ESS, sans que leurs clients ne le sachent forcément.
Des grandes entreprises dans l'ESS
De l'autre côté des archétypes économiques, les grandes entreprises sont souvent associées au grand capitalisme financier, forcément inhumain, spéculatif et prédateur. Une opposition de principe existerait donc entre les grandes entreprises et l'ESS. Sauf que 50 % des offres d'emplois émises dans le secteur de l'ESS proviennent d'ETI et de grandes entreprises : " Une offre d'emploi de cadre sur deux serait diffusée par des grandes entreprises (plus de 250 salariés), contre une sur trois pour l'ensemble du privé ", explique l'Express.
L'ESS, ce sont par exemple des banques, comme le Crédit Agricole, la Caisse d'Epargne, le Crédit Mutuel, la Banque Populaire ou encore le Crédit Coopératif. Quatre banques coopératives françaises figurent d'ailleurs dans le Top 6 des banques coopératives mondiales. Mais l'ESS, ce sont aussi nombre de grandes entreprises de la distribution (Leclerc, Système U, Optic 2000), ou des services et de l'industrie (Groupe Chèque déjeuner, Gedimat, Bigmat...). En 2011, le classement Global 300 faisait ainsi apparaitre huit grandes entreprises françaises dans le Top 20 mondiales des entreprises coopératives, en termes de chiffres d'affaires.
En France, 21 000 entreprises regroupent plus d'un million de salariés selon le site Coop FR. À ce total s'ajoutent près de 24 millions d'adhérents ou sociétaires de structures mutualistes, comme les Mutuelles de santé. Des résultats logiques pour Bertrand Da Ros, le DG de la mutuelle SMI : " les organisations mutualistes s'intègrent de manière naturelle au sein du secteur de la santé où la notion d'efficacité sociale prévaut. Les principes mutualistes -gouvernance démocratique, non-lucrativité, solidarité- s'accordent aux thématiques de santé de manière évidente. " Force est pourtant de constater que le secteur se porte bien. Malgré toutes les difficultés de ces dernières années, et compte tenu des départs en retraite, les entreprises appartenant à l'ESS envisagent même de recruter 600 000 personnes d'ici à 2020. De qui commencer à vraiment inverser la courbe du chômage, sur la base d'emplois dont on peut légitimement tirer fierté.