Maxme Aliaga Marc Ancrenaz, Cardiff University et Erik Meijaard, Australian National University
Imaginez la tour Eiffel et ses hordes de touristes. Six millions par an, selon les statistiques officielles, soit quelque 19 000 visiteurs par jour ou, selon un autre calcul, 800 personnes qui gravissent chaque heure l’immense stalagmite métallique qui fait la fierté de Paris.
Imaginez maintenant ce groupe de 800 personnes – parmi lesquelles des pères énervés, des mères fatiguées et des enfants surexcités – grimper les escaliers, se presser dans les ascenseurs ou se sustenter dans l’un des restaurants de la tour.
Et soudain, catastrophe ! Le sommet de la Dame de fer s’écroule et s’effondre sur le quai Branly. Comment le monde réagirait-il ?
Par un soutien inconditionnel aux victimes, on n’en doute pas. Personne ne se permettrait de dire : « Pas la peine de s’en faire pour la mort de ces 800 visiteurs, puisque 18 000 autres vont visiter la tour aujourd’hui, et six millions dans l’année qui vient ». Non, cette catastrophe provoquerait, à juste titre, une peine réelle et mondiale.
Maintenant, imaginez ce qui se produit avec l’un de nos plus proches cousins, l’orang-outan de Tapanuli (Pongo tapanuliensis).
Au bord de l’extinction
Depuis 2017, cette population d’orangs-outans vivant à Sumatra est reconnue comme espèce à part entière. Des différences suffisamment importantes au niveau de son comportement (répertoire vocal), de sa morphologie (crâne, structure du pelage) et de sa génétique ont légitimé la création de la troisième espèce d’orang-outan vivante à ce jour.
Cette nouvelle espèce compte aujourd’hui seulement 800 individus, l’équivalent du nombre de visiteurs ayant visité la Tour Eiffel au cours de cette dernière heure. Ce groupe d’animaux ne se concentre pas dans un espace aussi restreint que le monument et s’étend sur 1200 km2. Leur habitat est divisé en trois blocs de forêts, dont la plupart sont dégradés par des activités humaines illégales, morcelés par des routes et d’autres projets en cours de développement.
Cette population est aussi sur le point de disparaître mais, contrairement aux visiteurs de la tour Eiffel, il n’y aura pas de nouveau groupe dans l’heure qui suit, ni demain, ni le jour d’après.
La disparition de ces animaux signifie que la septième espèce de grands singes, résultat de plusieurs millions d’années d’évolution, aura été rayée de la carte au nom du développement socio-économique et de prises de décision catastrophique par un autre Hominidae… nous-mêmes.
Les raisons de la disparition
Il faut souligner en premier lieu qu’une partie de l’habitat relictuel utilisé par cette espèce a été promise au développement agricole, ce qui signifie déforestation et braconnage lorsque les orangs-outans entrent en conflit avec les planteurs pour se nourrir au sein des plantations.
De plus, plusieurs projets de développement de routes dans ce même habitat sont à l’étude par le gouvernement de Sumatra, ce qui ne manquera pas d’accentuer la fragmentation du milieu, favorisant l’incursion humaine responsable d’une pression de chasse accrue et d’une dégradation supplémentaire de la forêt.
Enfin, la compagnie indonésienne « PT North Sumatra Hydro Energy », soutenue par des banques chinoises et internationales, a entrepris de construire un barrage hydro-électrique au milieu de Batang Toru, l’endroit même où vit cette espèce.
Ce barrage devrait inonder seulement 8 % de l’habitat actuel de Pongo tapanuliensis, mais il s’agit malheureusement de la zone à plus forte concentration d’animaux. Les scientifiques estiment que le barrage seul sera directement responsable de la perte de 10 à 20 % des 800 orangs-outans restants.
À cela, il convient d’ajouter la construction de toutes les infrastructures nécessaires à l’exploitation de la production hydroénergétique qui auront un impact fortement négatif sur les animaux survivants et sur toute la biodiversité locale.
Si ce barrage est construit, la connectivité entre les différents fragments actuellement occupés par cette espèce sera perdue et, avec elle, les espoirs de sauver la septième espèce de grands singes actuels.
Pire, ce projet se fait a l’encontre des pratiques internationales, viole les lois nationales, et ne va certainement pas améliorer les conditions socio-économiques des populations locales. Dans un sens, cela est bien pire que l’effondrement de la tour Eiffel, car ces 800 animaux forment une espèce unique qui, une fois disparue, sera perdue à jamais.
Une nouvelle espèce d’orang-outan menacée de disparaître. (Euronews/YouTube, 2017). Inverser la tendance
Il existe toutefois des moyens de sauver Pongo tapanuliensis : stopper tout projet de développement qui serait responsable de la destruction des trois derniers refuges occupés par cette espèce ; leur faire bénéficier d’un statut de protection officiel et efficace ; rétablir une connectivité entre les blocs d’habitat en replantant des arbres ; faire de l’orang-outang de Tapanuli un emblème global pour la conservation, comme cela a été le cas pour le panda.
Seulement, quasiment personne n’évoque cette situation ni l’urgence à sauver l’espèce : il y a eu en effet peu de couverture médiatique, à l’exception de la presse spécialisée, peu d’intérêt de la part des dirigeants actuels, aucune déclaration de la part des industriels concernés. Seuls quelques ONG et groupes locaux – Sumatran Orangutan Society, PanEco, Yayasan Ekosistem Lestari et quelques autres – essayent d’alerter le monde sur cette disparition orchestrée.
Seront-ils entendus ?
Ce manque d’intérêt pour cette extinction prévisible (mais évitable) s’explique-t-il du fait que ces évènements se passent loin de chez nous, sur une île tropicale que bon nombre de nos concitoyens ne connaissent pas ? Serait-ce parce que nous avons tous d’autres préoccupations que la perte d’un de nos derniers cousins ? Est-ce que nous nous sentons dépassés et impuissants pour influencer la course du développement humain ?
Depuis les années 1990, nous œuvrons à la conservation des orangs-outangs de Borneo et de Sumatra. Et nous savons que des changements sont possibles et que l’extinction annoncée n’est pas inéluctable. La première étape de cette lutte consiste à prendre conscience que chaque voix compte : chacun peut contribuer à faire la différence.
Les scientifiques, les spécialistes de la conservation d’espèces et les ONG locales qui se battent pour l’orang-outan de Tapanuli et la sauvegarde de son habitat naturel essayent de se faire entendre et de trouver des alternatives pour un développement durable qui serait plus respectueux des besoins des communautés locales, de l’environnement et des orangs-outangs de Tapanuli.
Soutenir leurs efforts en signant leurs pétitions, en écrivant aux responsables politiques et autres acteurs responsables de ce drame, en disséminant les nouvelles sur les réseaux sociaux peut contribuer à changer la donne. Nous ne voulons pas laisser disparaître cette espèce unique. Mais pour cela, toutes les bonnes volontés comptent.
Marc Ancrenaz, Research Fellow, Cardiff University et Erik Meijaard, Adjunct professor, Australian National University
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.
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