L'Alliance Genre et Eau permet à plusieurs centaines de personnes d’échanger leurs idées, interrogations et expériences en quatre langues (français, anglais, espagnol et portugais) et de manière totalement horizontale sur un sujet concret et vaste à la fois : l'intégration de l'approche de genre dans la gestion de l'eau.
L’eau : sujet vaste, parce qu'il est censé couvrir tout le spectre des organisations et infrastructures liés aux différents usages de l'eau, mais aussi concret, parce qu'il permet d'observer la mise en pratique de « l'approche de genre » dans des situations bien réelles. Sujet important enfin, parce l'eau est l'enjeu majeur du développement dans de très nombreux pays, du sud en particulier.
Il n'est pas aisé de résumer une multitude de réalités parfois complexes en quelques phrases, mais il y a cependant deux déplaisants dénominateurs communs qui n'échappent à personne.
1. Dans les pays en développement, la répartition des rôles en termes d'usage de l'eau sont très fortement sexués, surtout en zones rurales : aux hommes les gros débits à usage commercial tel que l'irrigation, aux femmes les petits débits à usage domestique - et l'assainissement (volontaire) quand celui-ci n'est pas structuré par la collectivité. Les premiers passent avant les secondes, cela va sans dire.
La pauvreté a un effet aggravant sur cet état de fait, comme l'illustre un exemple cité au Népal : les coûts de construction de canaux d'irrigation excluent les paysans les plus démunis, que les périodes de crise forcent parfois à vendre leurs meilleures terres, c'est-à-dire celles situées au plus proche des sources d'eau. Une plus grande distance à la source signifie plus de temps passé et d'énergie employée à l'approvisionnement. Et comme la corvée d'eau incombe aux femmes et aux filles, cela réduit d'autant leurs opportunités en matière d'instruction et d'activités génératrices de revenus.
2. Au nord comme au sud, les femmes sont en sous représentation patente dans les structures de gestion de l'eau et dans tous les processus décisionnels associés.
Une étude en Afrique du Sud a montré que dans tous les villages, les normes et valeurs culturelles ancrées chez les hommes et les femmes font que les hommes sont perçus à l'unanimité comme les meneurs et les décideurs, et que, fréquemment, les femmes refusent d'occuper des postes à responsabilité parce qu'elles ne s'en sentent pas les aptitudes. Seules quelques femmes sachant lire et écrire montrent un désir de participer aux comités de gestion de l'eau mais, presque systématiquement déconsidérées par les hommes, finissent par s'en retirer.
Ces deux aspects ne sont bien sûr pas indépendants l'un de l'autre, mais corollaires entre eux et corollaires d'une troisième réalité accablante : les femmes ne détiennent que 3 misérables pour-cent de la propriété foncière dans le monde (d'après des chiffres tout récents de l'ONU). D'où la pertinence, s'il était besoin de la justifier, d'intégrer une approche de genre dans les projets de gestion d'eau.
Intégration sur le terrain
En « s'attaquant » à un rouage aussi fondamental pour toute société que l'est le système de distribution d'eau, on prend le mal à la racine, en quelque sorte. C'est ce qu'on appelle une approche « transversale », par opposition aux directives politiques qui viennent du haut, donc verticales, critiquables et d'ailleurs vivement critiquées pour leur hypocrisie et leur inefficacité quand elles ne sont pas accompagnées pas des moyens.
Cela en a certes amené plus d'un et plus d'une à baisser les bras devant l'ampleur de la besogne et la ténacité des résistances, mais les expériences réussies montrent des résultats encourageants et tangibles en termes de développement des femmes et des communautés dans leur ensemble. Aussi l'idée de la plateforme Genre et eau est d'offrir un carrefour d'échange sur les échecs et les réussites de cette démarche.
Du point de vue technique et méthodologique, l'approche de genre appliquée à l'eau n'est qu'un élément d'une démarche plus vaste appelée « gestion intégrée des ressources en eau ». Il s'agit, pour tout projet de développement qui soit, de tenir compte de tous les usages de l'eau, parfois conflictuels en cas de rareté ou de pollution, et d'inclure toutes les catégories d'usagers à tous les niveaux du projet : définition des besoins et des priorités, études d'impact, réalisation et suivi de projet. Une démarche participative, en deux mots. C'est une belle idée, mais difficile à mettre en œuvre : on imagine aisément le vaste spectre de scénarios qu'elle implique, du joyeux bordel communautaire aux guerres de clans déclarées, en passant par les discussions sans fin.
Pourtant, plusieurs décennies de projets de développement du genre « ONG Ovni qui construit sa pompe à adduction et puis s'en va » ont largement montré l'inefficacité du procédé. La dite pompe est rapidement abandonnée et laisse les habitants désabusés. Il faut donc passer à autre chose… Toutes les expériences de projets montrent en effet que ceux-ci sont voués à l'échec ou à un succès très relatif s'il n'y a pas un processus d'appropriation par les habitants. Il existe pour ce faire un certain nombre de ressources méthodologiques qui ont fait leurs preuves sur le terrain. La MARP (Méthode Active de Recherche et de Planification) et la SARAR (Self-esteem, Associated strength, Resourcefulness, Acting planning & Responsibility) sont les deux exemples les plus cités de la conférence.
L'auto-estime, premier pas vers la participation des femmes
Appliquée aux femmes, la tâche est d'autant plus immense que les résistances sont nombreuses et profondément ancrées dans les valeurs culturelles.
Dès les premiers niveaux d'étude, conception et financement d'un projet avec les « gestionnaires de l'eau », il n'est pas rare que les personnes qui se disent elles-mêmes sensibles à la question de genre montrent une totale inertie, voire une résistance, à l'intégration pro-active des femmes dans le projet. Sur le terrain ensuite, la conférence met clairement en évidence qu'au devant de la résistance exprimée de certains hommes qui se sentent menacés dans leurs rôles sociaux, il y a d'abord un blocage d'ordre culturel chez les femmes, à l'instar du cas signalé plus en haut en Afrique du sud. Traditionnellement acculées aux travaux domestiques silencieux et non producteurs de richesses, les femmes éprouvent en effet de grandes difficultés à prendre la parole, même lorsqu'elles y sont encouragées, et ce que ce soit dans les réunions de comités de gestion d'eau, dans les communautés, ou même dans les groupes de femmes.
D'après les témoignages de plusieurs intervenants aguerri-e-s à l'approche de genre, la création d'espaces d'expression par et pour les femmes, au préalable et en accompagnement des projets, est une clé possible du succès. « Ce n'est que quand les femmes changent leur "auto-estime", quand elles commencent à parler autrement de leur vie quotidienne, de leur santé, de leur fatigue, de leurs besoins économiques ou d'éducation, des relations familiales, de la sexualité, des relations dans le village ou le quartier, que les choses commencent à changer dans leur tête d'abord, et dans la communauté ensuite ».
Mais il ne faut pas se leurrer, « l'équité entre les genres ne sera jamais offerte aux femmes comme un cadeau tombé du ciel. Elle nécessite des luttes, elle demande une prise de conscience et de confiance chez les femmes, et des aptitudes à affirmer et négocier leurs besoins en eau. Toutes les actions visant à former les femmes doivent être menées dans un esprit facilitant cette lutte, et ce partant de la couche sociale la plus basse. L'un des facteurs-clés est de leur faire prendre conscience de la force potentielle qu'elles ont collectivement ».
Emmanuelle Piron, géologue
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