Par Jacques Dufresne,
Président de l'Encyclopédie de L'Agora
Mots-clés : Edgar Morin, développement durable, humanité, ressources, croissance.
Il existe multitude de petits groupes, souvent des ONG, qui conspirent pour créer un monde durable, sans se connaître entre eux et sans être reconnus par les grands médias et les gouvernements. C'est, dit Paul Hawken, dans Blessed Unrest, le plus grand mouvement dans le monde en ce moment. C'est à ces mêmes personnes, des jeunes en majorité, qu'Edgar Morin s'adresse d'abord dans La Voie. Nul n'était mieux préparé que lui, aussi bien pour les aider à situer leur pensée dans une vision globale du monde que pour leur indiquer les défis concrets à relever, sans jamais perdre de vue les autres défis, aucune action ne pouvant être féconde sans une telle cohérence sur un large front.
La Voie, pour l'aveinr de l'humanité
Le dernier livre d'Edgar Morin a pour titre: La Voie, pour l'avenir de l'humanité.
Rien de moins. Un vieil homme descend de sa montage pour s'adresser,
non à sa tribu, mais à l'humanité entière, au risque de paraître indigne
de cette responsabilité. Seul un penseur aussi quichottesque qu'Edgar
Morin pouvait oser s'élever à la hauteur d'une telle nécessité. Unie par
la technique jusqu'à la globalisation, l'humanité actuelle est divisée
par tout le reste -- et d'abord par la pensée dont l'éclatement se
répercute sur l'éducation, la politique, l'économie, l'écologie, pour
provoquer la crise multiforme que nous traversons. Une réforme de la
pensée s'impose donc et elle doit s'accompagner de plusieurs autres
réformes touchant la totalité de l'expérience humaine: "Les réformes
sont interdépendantes. La réforme de vie, la réforme morale, la réforme
de pensée, la réforme de l'éducation, la réforme de civilisation, la
réforme politique s'appellent les unes les autres et, par là même, leurs
développements leur permettraient de s'entre-dynamiser." [1]
On pourra reprocher à Edgar Morin de mal
étreindre. Il embrasse beaucoup en effet. Dans le pays le plus riche et
le mieux organisé du monde, on serait bien heureux de réussir une seule
des réformes qu'il propose. Mais cela tient au fait que chaque réforme
suppose toutes les autres. Vous pouvez bien opérer une réforme de
l'agriculture dans le but d'économiser l'eau, si au même moment vous ne
réparez pas les conduites dans les villes vous n'avez rien réglé, car la
moitié de l'eau que vous détournerez des champs se perdra dans les
canalisations des villes; et à quoi bon réformer l'agriculture si vous
ne réduisez pas le gaspillage de la nourriture, lequel peut atteindre
60% dans certains pays? Cela suppose toutefois une réforme morale suivie
d'une réforme de l'éducation.
Trop d'embrassade, pas assez d'étreinte
Trop embrasser, c'est le destin d'Edgar Morin. Après avoir
brisé les frontières entre les disciplines, il a brisé les frontières
entre les cultures. Ses nombreux amis latinos l'appellent El pensador planetario.
La globalisation est un fait. Si l'on espère maîtriser cette technique
qui unifie ce monde, il faut lui faire correspondre une pensée. Bien des
gens pensent que l'intelligence collective qui se déploie sur Wikipedia
en ce moment constitue cette pensée. Faux! Ce grand corps est dépourvu
d'unité. L'intelligence collective n'existe pas. La collaboration est
une chose admirable et nécessaire mais si loin qu'elle puisse être
poussée, elle n'engendre pas une intelligence distincte. L'unité de la
pensée ne peut être assurée que par un penseur. La quasi-totalité des
intellectuels recule devant ce défi, qu'il faut pourtant relever: Qui
sera le Thomas d'Aquin de la post-modernité? Parmi ceux qui mériteraient
ce titre, il y a Edgar Morin. À 89 ans, après avoir, dans une
courageuse liberté, goûté de toutes les sciences et à toutes les
sagesses, il est en mesure, en droit et en devoir, de s'adresser à
l'humanité entière, ce qu'il fait avec un bonheur étonnant, sans
occulter ses racines occidentales.
Il s'adresse aux laïcs sans froisser les croyants, aux
traditionalistes sans heurter les progressistes, aux enracinés sans
proscrire les migrants; un Oriental peut se sentir reconnu par lui
autant qu'un Occidental, un Maori autant qu'un Finlandais; il unit ce
que l'on a l'habitude d'opposer. Et il part en bonne compagnie: Léopold
Senghor, l'homme de la révolution de 1889 [2],
de la civilisation de l'universel résultant de la symbiose entre la
sensibilité africaine et la rationalité européenne, Raimon Panikkar, le
théologien qui fit la synthèse du christianisme, de l'hindouisme et du
bouddhisme, Ivan Illich, le critique du développement et le prophète de
la convivialité et tous les savants dont les travaux ont servi de
fondement à l'idée d'auto-organisation et à la pensée complexe.
Catastrophiste, prophétique ou moralisateur
On pourrait également lui reprocher d'adopter un ton
catastrophiste, prophétique et moralisateur. Catastrophiste? Quiconque a
une vue d'ensemble de la situation actuelle peut difficilement être
optimiste. L'optimisme n'est possible qu'à ceux qui sont persuadés,
contre la raison, qu'une Terre aux ressources limitées peut soutenir une
croissance illimitée. Or, à moins qu'on applique les réformes que
préconise Edgar Morin, il n'y a pas d'autre avenir pour l'humanité que
celui de la croissance. Prophétique? Et pourquoi pas? Mais dans La Voie,
tout au moins, l'appel à l'engagement est orienté vers l'action. Ce
livre, un guide de la pensée globale pour l'action locale, a le mérite
d'être complet. Une fois la pensée d'une réforme énoncée en terme
simples, jusqu'à l'excès parfois, Morin expose des faits [3] :
sur l'eau, sur la pauvreté, sur l'agriculture, sur l'économique, qui
indiquent autant de buts précis à atteindre dans l'action. Si bien qu'on
se prend à rêver d'un prolongement de ce livre où ceux qui sont déjà
engagés dans ces actions ou le seront bientôt viendraient rendre des
comptes et reprendre des forces en discutant entre eux autour des
pensées du maître.
Pour agir il faut espérer. La Voie est d'abord destiné aux
jeunes dont plusieurs sont désespérés au point de ne pas vouloir mettre
d'enfant au monde. Il se termine sur ces pensées: "L'espérance est
ressuscitée au coeur même de la désespérance. L'espérance n'est pas
synonyme d'illusion. L'espérance vraie sait qu'elle n'est pas certitude,
mais elle sait que l'on peut frayer un chemin en marchant (" caminante no hay camino, se hace el camino al andar
"). L'espérance sait que le salut par la métamorphose, bien
qu'improbable, n'est pas impossible. Mais l'espérance n'est qu'illusion
si elle ignore que tout ce qui ne se régénère pas dégénère. Comme tout
ce qui vit, comme tout ce qui est humain, les voies nouvelles sont
sujettes à dégradations, avilissements, scléroses. " [4]
Et qu'en est-il du ton moralisateur? Ce livre est écrit à
l'impératif, les " il faut " et les " nous devons " n'y manquent pas. On
a même parfois le sentiment de retrouver le langage du réarmement
moral. Mais qui voudrait, alors qu'il pourrait contribuer à redresser la
situation, croiser les bras devant ce diagnostic?: "Le développement a
créé de nouvelles corruptions au sein des États, des administrations et
des relations économiques. Il a détruit les solidarités traditionnelles
sans en créer de nouvelles, d'où la multiplication des solitudes
individuelles. En déracinant et en ghettoïsant, il a engendré une
croissance de la criminalité, encouragée par la formation de
gigantesques mafias internationales. En ce sens, le développement est
anti-éthique. Enfin, il a créé d'énormes zones de misère, ce dont
témoignent les ceintures démesurées de bidonvilles qui cernent les
mégapoles d'Asie, d'Afrique,d'Amérique latine. " [5]
La métamorophose pour l'amélioration des hommes
Devant de tels faits, il n'y a que trois réactions possibles:
la tolérance complice, le remède collectif magique et l'amélioration
des hommes. Dans un tel livre, la tolérance complice est exclue, mais le
remède collectif magique l'est aussi. Edgar Morin a dépassé les
illusions marxistes: "Le matérialisme révolutionnaire de Marx, écrit Simone Weil,
consiste en somme à poser d'une part que la force seule règle
exclusivement les rapports sociaux, d'autre part qu'un jour les faibles,
tout en demeurant les faibles, seraient quand même les plus forts. Il
croyait au miracle sans croire au surnaturel. D'un point de vue purement
rationaliste, si l'on croit au miracle, il vaut mieux croire aussi en
Dieu." [6]
Edgar Morin ne croit pas à de tels miracles de l'histoire. Il ne croit
pas pouvoir faire l'économie de la conversion individuelle, d'où ses
exhortations à la vertu et l'importance qu'il attache à la réforme
morale; ce qui ne signifie pas qu'il sous-estime l'importance de la
transformation des conditions extérieures. Ce mot de Gide, cité en
exergue, résume bien sa pensée sur ce point: " Il y a ceux qui
voudraient améliorer les hommes et il y a ceux qui estiment que cela ne
se peut qu'en améliorant d'abord les conditions de leur vie. Mais il
apparaît que l'un ne va pas sans l'autre, et on ne sait par quoi
commencer. "
C'est la vie qui est au coeur de la vision du monde d'Edgar Morin,
une vie redécouverte à travers l'auto-éco-organisaton et ainsi retrouvée
dans son irréductibilité, par-delà la biologie moléculaire, dans son
unité, par-delà le dualisme corps/esprit. La parenté entre les
éco-systèmes et les sociétés humaines devient alors manifeste. Et
l'action à laquelle nous sommes invités ne consiste pas à substituer des
produits de la raison humaine à la vie mouvante mais à rentrer dans ce
mouvement, dont nous nous sommes trop éloignés depuis le début de la
modernité, tout en conservant une conscience, donc une certaine
distance, qui nous permet d'en infléchir la direction. "Quand un système
est incapable de traiter ses problèmes vitaux, il se dégrade, se
désintègre, ou bien se révèle capable de susciter un méta-système à même
de traiter ses problèmes : il se métamorphose." [7]
Cette idée de métamorphose est plus proche de celle de
résilience que de celle de révolution: " La notion de métamorphose est
plus riche que celle de révolution. Elle en garde la radicalité
novatrice, mais la lie à la conservation (de la vie, des cultures, du
legs de pensées et de sagesses de l'humanité). On ne peut en prévoir les
modalités ni les formes : tout changement d'échelle entraîne un
surgissement créateur. De même que la société historique, créatrice de
la ville, de l'État, des classes sociales, de l'écriture, de divinités
cosmiques, de monuments grandioses, des grands arts, était inconcevable
pour les humains des sociétés archaïques de chasseurs-ramasseurs, de
même nous ne pouvons concevoir encore le visage de la société monde qui
se dégagerait de la métamorphose. " [8]
Nous ne pouvons pas planifier l'avenir mais nous pouvons en
être les co-créateurs en vivant notre propre vie plutôt qu'en la brûlant
dans des performances qui la réduisent à son aspect mécanique,
prosaïque plutôt, car dans La Voie, Edgar Morin n'oppose pas
explicitement le vivant au mécanique, il oppose plutôt le prosaïque au
poétique. " L'état prosaïque et l'état poétique sont nos deux polarités
de vie : s'il n'y avait pas de prose, il n'y aurait pas de poésie. L'une
est celle que nous subissons par obligation ou contrainte en situation
utilitaire et fonctionnelle ; l'autre est celle de nos états amoureux,
fraternels, esthétiques. Vivre poétiquement, c'est vivre pour vivre. Il
est vain de rêver d'un état poétique permanent, lequel, du reste,
s'affadirait de lui-même. Nous sommes voués à la complémentarité et à
l'alternance poésie/prose. En ce début de IIIe millénaire, l'hyperprose a
progressé avec l'invasion de la logique de la machine artificielle sur
tous les secteurs de la vie, l'hypertrophie du monde
techno-bureaucratique, l'invasion du profit, les débordements d'un temps
à la fois chronométré, surchargé, facteur de stress, aux dépens du
temps naturel de chacun. " [9]
Une action non planifiée ne peut avoir de rendement
mesurable de nature à satisfaire les exigences d'une bureaucratie. Edgar
Morin fait donc preuve de cohérence en s'attaquant aux bureaucraties.
La même action peut cependant avoir un rayonnement qui dépasse toute
mesure. Dans les systèmes vivants complexes, l'effet papillon est
toujours possible. Le son d'un seul violon entendu dans un quartier
désoeuvré de Paris, de Lima ou de Calcutta peut être un vent d'espoir
dont les effets seront sans commune mesure avec l'acte initial. La vie
engendre la vie dans des proportions étonnantes. Il va de soi que,
planifiée ou non, toute action doit comporter un pôle prosaïque.
Nous avons rapproché la métamorphose de la résilience, laquelle
peut être aussi bien sociale qu'individuelle. Ce sont là des phénomènes
vitaux auxquels nos ancêtres participaient sans le savoir. Sommes-nous à
jamais des exilés par rapport à la vie, exilés par la conscience qui
nous en a séparés? Saura-t-elle nous en rapprocher? Une symbiose pensée
est-elle possible? Peut-elle être authentique? Oui. Qui n'a pas vu une
ville renaître autour d'un marché fermier, une personne s'épanouir au
contact d'une fleur ou d'un animal? L'éco-psychologie et
l'éco-sociologie pourraient bien être les disiciplines de l'avenir. Cela
suppose, entre autres conditions, un rétablissement du rapport sensible
avec le monde. D'où l'importance qu'Edgar Morin attache à l'esthétique,
jusqu'à l'extase: "La réforme de vie traduirait une aspiration aux
états seconds que l'on trouve dans toutes les grandes émotions
esthétiques et ludiques, dans tous les enthousiasmes, toutes les
exaltations, toutes les ardeurs amoureuses et festives qui nous mettent
en approche de l'extase. Ce sont ces états seconds, pleins d'intensité
poétique, qui donnent la sensation de la vraie vie. C'est en eux que
nous nous perdons pour nous retrouver, que nous nous retrouvons en nous
perdant. L'extase est l'état limite, bienheureux, où nous conduit l'état
second qui devient alors premier. " [10]
[1] Morin, Edgar, La Voie, pour l'avenir de l'humanité, Fayard, Paris 2011, p.297.
[2] C'est en 1889 que fut publié Essai sur les données immédiates de la conscience de Bergson. Aux yeux de Senghor et de ses amis, ce premier rejet du cartésianisme marque le début d'une ère nouvelle qui va rendre la symbiose possible.
[3] Erreur notée au passage: on écrit les Cris ou en anglais, les Crees du Québec et non les Krees. Autre inexactitude: la société Hydro-Québec n'a pas acheté leur territoire (cf p. 77).
[4] Morin, Edgar, La Voie, pour l'avenir de l'humanité, Fayard, Paris 2011,p.300.
[5] Ibid. p.24.
[6] Weil, Simone, Oppression et Liberté, Coll. Espoir, Gallimard 1995, p.208.
[7] Morin, Edgar, op.cit, p.31.
[8] Ibid. p.32.
[9] Ibid. p.65.
[10] Ibid. p.268.
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